Le congédiement déguisé revisité par la Cour suprême du Canada

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Après les arrêts clés Farber1 et Cabiakman2, le jugement rendu dans l’affaire Potter3 le 6 mars 2015 par la Cour suprême du Canada s’impose comme un autre arrêt incontournable en droit du travail.

Dans cet arrêt, la Cour a décidé que la suspension administrative avec solde d’un employé doit être justifiée et raisonnable, autrement elle constitue, la plupart du temps, un congédiement déguisé.

LE CONTEXTE

M. Potter avait été nommé au poste de directeur général de la Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick (la « Commission ») pour un mandat de sept (7) ans. En cours de mandat, ses relations avec la Commission se sont détériorées, si bien que les parties ont entrepris de négocier son départ.

Cependant, avant qu’une entente n’intervienne, M. Potter s’est absenté pour raison de maladie. Alors qu’il était sur le point de reprendre ses activités, la Commission l’a suspendu avec solde pour une période indéfinie et, à son insu, a recommandé au ministre de la Justice son congédiement pour motif valable. Deux mois après le début de sa suspension avec solde, M. Potter, qui ne connaissait toujours pas les motifs de cette suspension, malgré une demande écrite pour les obtenir, a intenté une action pour congédiement déguisé.

Le juge de première instance a conclu que la Commission n’avait pas l’obligation de fournir du travail à M. Potter et qu’en conséquence, il n’avait pas fait l’objet d’un congédiement déguisé. La Cour d’appel du Nouveau-Brunswick a confirmé ce jugement.

L’ARRÊT DE LA COUR SUPRÊME

L’arrêt de la Cour suprême est unanime et les motifs, élaborés sur une centaine de pages, ont été rendus par le juge Wagner avec l’accord des juges Abella, Rothstein, Muldaver et Karakatsanis, et des motifs distincts ont été rendus par le juge Cromwell avec l’accord de la juge en chef McLachlin.

1. CONGÉDIEMENT DÉGUISÉ : LES PRINCIPES GÉNÉRAUX APPLICABLES SONT REVUS

Le juge Wagner reconnaît que le contrat de travail revêt un caractère dynamique et, en raison de ce fait, les tribunaux ont adopté une approche souple pour décider si l’employeur aurait manifesté son intention de ne plus être lié par le contrat ou de le répudier.

Le juge Wagner rappelle qu’un congédiement déguisé peut revêtir deux formes, soit (i) celui résultant d’un seul acte unilatéral qui emporte la violation substantielle d’une condition expresse ou tacite d’une condition essentielle du contrat d’emploi ou (ii) celui qui résulte d’une série d’actes qui, considérés ensemble, montrent l’intention de l’employeur de ne plus être lié par le contrat et qui rend la situation intolérable pour l’employé. Les deux formes de congédiement déguisé commandent une démarche analytique différente.

Pour celui qui découle d’une violation d’une condition essentielle du contrat d’emploi, deux conditions doivent être satisfaites : premièrement, l’employé doit prouver une modification unilatérale apportée par l’employeur qui constitue une violation du contrat de travail, et deuxièmement, la Cour doit déterminer si, au moment où a eu lieu la violation, une personne raisonnable se trouvant dans la même situation que l’employé aurait considéré qu’il y a eu modification substantielle d’une condition essentielle du contrat.

Par contre, pour celui qui résulte de la conduite de l’employeur, l’analyse cherche à déterminer si par ses actes et au vu de toutes les circonstances, une personne raisonnable conclurait que l’employeur n’entend plus être lié par le contrat, sans qu’il soit nécessaire d’être en présence d’une quelconque modification du contrat de travail. Il s’agit alors d’une preuve rétrospective de l’attitude globale de l’employeur.

2. LE DROIT DE SUSPENDRE ADMINISTRATIVEMENT N’EST PAS ABSOLU

Le juge Wagner décide qu’un employeur n’a pas un pouvoir discrétionnaire absolu qui lui permet de s’abstenir de fournir du travail à son employé et ajoute que même si pareil pouvoir discrétionnaire absolu avait jamais existé, l’évolution récente du droit du travail l’a écarté.

Ce faisant, la Cour s’écarte de la règle traditionnelle en common law qui veut que « l’obligation de l’employeur de maintenir le salarié dans son emploi n’emporte pas nécessairement celle de lui fournir du travail »4. Pour le juge Wagner, cette approche traditionnelle ne tient pas compte de l’importance du travail dans la société de nos jours, ni dans la vie d’une personne :

« On reconnaît de nos jours que « [l]e travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien-être sur le plan émotionnel » (Renvoi relatif à Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 R.C.S. 313, p. 368). » Il appert donc que les avantages tirés de l’exercice de fonctions n’ont pas trait qu’à la réputation et à la situation financière.[…]5»

Le juge Wagner reconnaît le droit résiduel de l’employeur de suspendre avec solde, mais impose à l’employeur l’obligation d’établir que la mesure est justifiée par de véritables motifs commerciaux ou organisationnels et que sa décision de suspendre est à la fois raisonnable et justifiée dans les circonstances, citant avec approbation le passage suivant de l’arrêt Cabiakman :

« Ce pouvoir résiduel de suspendre pour des motifs administratifs en raison d’actes reprochés à l’employé fait partie intégrante de tout contrat de travail mais est limité et doit être exercé selon les conditions suivantes : (1) la mesure prise doit être nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’entreprise; (2) la bonne foi et le devoir d’agir équitablement doivent guider l’employeur dans sa décision d’imposer une suspension administrative; (3) l’interruption provisoire de la prestation de l’employé doit être prévue pour une durée relativement courte, déterminée ou déterminable, faute de quoi, elle se distinguerait mal d’une résiliation ou d’un congédiement pur et simple; (4) la suspension est en principe imposée avec solde, sous réserve de cas exceptionnels qui ne se posent pas en l’espèce. [par. 62]6»

Le juge Wagner ajoute qu’un cadre rigide n’est pas nécessaire pour déterminer si une suspension administrative est justifiée puisque l’approche retenue et les facteurs pris en compte peuvent varier selon la nature de la suspension et les circonstances. Par contre, certains facteurs seront toujours pertinents, dont entre autres la durée de la suspension, le fait qu’elle soit avec ou sans solde et la bonne foi de l’employeur, ce qui comprend l’existence de motifs organisationnels légitimes.

À ce sujet, le juge Wagner ajoute tout de même qu’un de ces facteurs est, selon lui, incontournable, soit l’existence de motifs organisationnels légitimes.

Enfin, le juge Wagner précise que lorsque la suspension n’est pas raisonnable et justifiée et qu’en conséquence elle viole le contrat de travail, le tribunal doit être satisfait qu’une personne raisonnable se trouvant dans la même situation considérerait qu’il s’agit d’une modification substantielle des conditions essentielles du contrat de travail. Le juge Wagner ajoute qu’à son avis ce test sera généralement satisfait lorsqu’on est en présence d’une suspension administrative :

« [106] J’estime que, dans la plupart des cas où la violation du contrat de travail résulte d’une suspension administrative non autorisée, force est de conclure à une modification de nature substantielle. Lorsqu’il n’est pas en mesure d’établir que la suspension est raisonnable et justifiée, l’employeur peut rarement, selon moi, changer son fusil d’épaule et prétendre qu’un employé raisonnable n’aurait pas considéré que ses actes déraisonnables et injustifiés étaient la manifestation de son intention de ne plus être lié par le contrat. Seule pourrait faire exception à la règle la suspension non autorisée dont la durée serait particulièrement courte. »

Finalement, soulignons que le juge Wagner a considéré l’omission de transmettre les motifs à l’origine d’une suspension administrative comme un acte qui n’était pas franc. Une telle omission peut constituer un défaut d’agir de bonne foi et une intention de dissimuler un congédiement.

3. LES MOTIFS DU JUGE CROMWELL

Il est intéressant de noter que, pour le juge Cromwell, il n’était pas nécessaire de décider si le contrat de travail permettait la suspension indéfinie de M. Potter.

Le juge estime qu’un employeur peut répudier un contrat autrement que par la violation d’une clause importante du contrat. La répudiation du contrat peut également « résulter d’un acte qui, à la lumière de l’ensemble des circonstances et du point de vue objectif d’une personne raisonnable, montre que l’employeur ne voulait plus être lié par les clauses du contrat » [par. 139].

Considérant tous les faits pris dans leur ensemble, il conclut que la Commission ne voulait plus être liée par le contrat de travail de M. Potter et qu’en conséquence, il en est résulté un congédiement déguisé.

4. CONCLUSION

Cet arrêt apporte un nouvel éclairage sur la notion de congédiement déguisé et sur le droit de l’employeur de suspendre administrativement l’employé sans solde.

Retenons en premier lieu que ce droit est reconnu comme un droit résiduel de l’employeur en vertu du contrat de travail, mais le juge Wagner encadre l’exercice de ce droit.

L’exercice injustifié ou déraisonnable du droit de suspendre administrativement l’employé constitue un congédiement déguisé, et ce, peu importe que l’on adopte le schéma d’analyse du juge Wagner ou celui du juge Cromwell. Leurs approches et leurs analyses sont différentes, mais ils arrivent à la même conclusion en vertu de l’une ou de l’autre des deux formes que peut revêtir le congédiement déguisé.

Il faut également retenir que, sauf exception, l’employeur doit informer l’employé des motifs pour lesquels il décide de le suspendre administrativement faute de quoi, la suspension sera considérée comme injustifiée et déraisonnable et, en conséquence, il en résultera un congédiement déguisé.

Enfin, soulignons qu’une suspension pour une période indéfinie semble également causer problème et que, en conséquence, toute suspension administrative devrait être pour une période déterminée ou déterminable.

D’autre part, cet arrêt soulève également plusieurs autres questions:

  • Qu’en est-il si le contrat prévoit expressément que l’employeur a le droit de suspendre administrativement ou qu’il n’a pas l’obligation de fournir du travail ?
  • Qu’est-ce qu’un motif organisationnel ?
  • Qu’advient-il de l’employé qui se considère comme congédié, alors qu’il est suspendu administrativement, pendant une enquête qui l’absout éventuellement de tout blâme : aurait-il alors démissionné ? Peut-on tout de même considérer que l’employeur avait un « motif organisationnel » ?
  • À quel moment un employé suspendu administrativement peut-il prétendre avoir été congédié ?


Cet arrêt de la Cour suprême du Canada illustre à quel point la question du congédiement déguisé est complexe et confirme que chaque cas est un cas d’espèce. En ce sens, nous sommes d’avis que cet arrêt s’inscrit dans un cadre bien précis où la Commission a tenté de tirer avantage d’une suspension avec salaire dans le but de faire pression sur son directeur pour mener à terme des négociations concernant sa fin d’emploi. En effet, cette suspension plaçait M. Potter en déséquilibre de force vis-à-vis de son employeur dont l’intention première était de se départir de ses services, tel que le mentionne le juge Cromwell dans ses motifs.

Finalement, bien que cette décision émane du Nouveau- Brunswick, elle trouvera application au Québec compte tenu de la similarité des principes de la common law et du droit québécois en matière de congédiement déguisé ainsi qu’en matière de suspension administrative, comme l’a d’ailleurs mentionné la Cour suprême du Canada.

_________________________________________
1 Farber c. Cie Trust Royal, [1997] 1 R.C.S. 846.
2 Cabiakman c. Industrielle Alliance cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55, [2004] 3 R.C.S. 195 (ci-après, « Cabiakman »).
3 Potter c. Commission des services d’aide juridique du Nouveau-Brunswick, 2015 CSC 10 (ci-après, « Potter »).
4 Turner c. Sawdon & Co., [1901] 2 K.B. 653 (C.A.).
5 Potter, par. 83.
6 Potter, par. 87.

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