Déclaration d’inhabileté d’un cabinet d’avocats : la Cour supérieure élargit le spectre des conflits d’intérêts

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Dans une décision rendue le 1er décembre 2016, la Cour supérieure du Québec a eu à trancher une situation jusque-là inédite et à déterminer si, dans un recours, des avocats peuvent agir contre d’ex-employés d’une cliente avec lesquels ils ont toujours à collaborer dans le cadre d’un autre recours connexe. Elle a décidé de déclarer les avocats inhabiles.

Le litige

La construction d’un vaste complexe sportif à Trois-Rivières, le Complexe sportif Alphonse-Desjardins (« CSAD »), donne lieu à un feuilleton politico-judiciaire depuis le tournant des années 2010.

La Commission scolaire du Chemin-du-Roy (la « Commission ») est au nombre des partenaires impliqués dans ce projet développé par phases depuis 1999. Après la construction de la deuxième phase, un aréna olympique, et la découverte de divers problèmes de fonctionnement liés aux installations, la Commission a intenté en 2011 un recours de plus de 3 millions de dollars contre les ingénieurs du projet, ainsi que certains entrepreneurs et sous-traitants. Les services de Morency, Société d’avocats, ont été retenus pour la représenter. Dans le cadre de ce recours, deux employés de la Commission, Michel Morin et Michel Montambeault, ont aidé les avocats dans leur préparation, ont été interrogés à titre de représentants de la demanderesse et ont assisté aux interrogatoires des parties adverses.

Au cours des années suivantes, la Commission a appris que contrairement à ce qu’elle croyait, les différentes phases du CSAD entraînaient des pertes financières. Elle a estimé que le portrait financier qui lui était présenté contenait des irrégularités. Le Vérificateur général du Québec a d’ailleurs fourni son éclairage sur ces irrégularités. En 2016, la Commission a intenté une poursuite en dommages contre certains de ses consultants et ex-dirigeants, parmi lesquels MM. Morin et Montambeault (qu’elle ne comptait plus parmi ses employés). La réclamation atteint près de six millions de dollars. Les avocats du cabinet Morency ont une fois de plus été choisis pour représenter la Commission.

C’est dans le contexte de ce deuxième recours que Michel Morin et Michel Montambeault ont présenté une demande en déclaration d’inhabileté. Ainsi, l’existence d’une apparence de conflits d’intérêts a été soulevée non pas par la cliente des avocats, mais par d’ex-représentants de celle-ci.

Les motifs

La Cour supérieure a reconnu qu’il existe dans cette affaire une possibilité de conflit d’intérêts qui rend les avocats inhabiles.

Dans ses motifs, le juge Daniel Dumais a rappelé que le législateur québécois a codifié, à l’article 193 du nouveau Code de procédure civile, les trois situations les plus courantes donnant lieu à une déclaration d’inhabileté : celle où l’avocat a transmis ou est susceptible de transmettre à une autre partie ou à un tiers des renseignements confidentiels; celle où l’avocat est appelé à témoigner dans l’instance sur des faits essentiels ou encore celle où l’avocat est en situation de conflits d’intérêts et n’y remédie pas.

Le juge a rapidement évacué l’hypothèse d’un témoignage par les avocats du cabinet Morency. Rien de tel n’était envisagé dans l’affaire. Pas question non plus d’une transmission de renseignements confidentiels. En effet, il est clair que la cliente du cabinet Morency a toujours été la Commission. Les renseignements confidentiels qu’ont pu transmettre aux avocats MM. Morin et Montambeault dans le cadre du recours de 2011, à titre de représentants de la Commission, appartiennent à cette dernière. Il ne peut y avoir de déclaration d’inhabileté pour ce motif.

C’est donc sous l’angle des conflits d’intérêts que la Cour s’est autorisée à restreindre le droit de la Commission aux avocats de son choix. Le juge Dumais a écrit :

« Le Tribunal est d’opinion qu’il y a ici apparence de conflit d’intérêts (…), compte tenu de la combinaison des trois éléments suivants : 1) le rôle important dévolu aux requérants dans les deux affaires, 2) la simultanéité des deux recours et iii) la connexité qui les unit. »

Le juge a précisé qu’« il est probable qu’une relation de confiance se soit (…) forgée » entre MM. Morin et Montambeault et les avocats du cabinet Morency dans le cadre de la poursuite intentée en 2011. Les avocats ont appris à les connaître. Ils les citeront vraisemblablement à comparaître lors du procès à venir.

La situation « n’a rien de rassurant », écrit le juge Dumais, s’ils doivent affronter un autre avocat du même cabinet quelques semaines plus tard dans le cadre de la poursuite intentée en 2016.

Puisqu’il est question de gestion financière dans les deux recours et que les reproches adressés à MM. Morin et Montambeault dans celui de 2016 pourraient affecter leur crédibilité comme témoins dans celui de 2011, la Cour estime qu’il y a connexité. « L’inconfort et l’inquiétude (de MM. Morin et Montambeault) seront probablement moindres si c’est un nouveau cabinet qui les poursuit », précise-t-elle.

En obiter, le juge Dumais ajoute que même s’il en venait à la conclusion qu’il y avait absence de conflit d’intérêts dans cette affaire, il déclarerait les avocats du cabinet Morency inhabiles au nom de l’intérêt supérieur de la justice.

Quoi retenir?

En matière de déclaration d’inhabileté, chaque cas est un cas d’espèce. Le libre choix des avocats reste le principe. Toutefois, la Cour supérieure enseigne dans cette affaire qu’il faut élargir le champ de recherche des conflits d’intérêts. Ces derniers peuvent naître non seulement lorsque des avocats sont appelés à agir contre des clients ou ex-clients, mais aussi contre les représentants importants de ces derniers.

La Cour d’appel avait pourtant décidé, en 2000, de permettre à un cabinet d’avocats d’agir contre l’ex-représentant de l’une de ses clientes1. Le juge Forget avait écrit, avant de rejeter la requête en inhabileté : « La prétention des intimés aurait pour effet qu’à chaque occasion où un cabinet d’avocats communique avec un employé de sa cliente, il ne pourrait plus jamais agir pour cette cliente advenant un litige entre elle et cet employé. »

Le juge Dumais de la Cour supérieure a refusé le même dispositif étant donné que les deux dossiers en cause dans l’affaire sont connexes, actifs et simultanés, et que MM. Morin et Montambeault, en tant que représentants importants de la Commission, ont toujours à collaborer avec les avocats de Morency.

Il sera intéressant de voir si la Cour d’appel du Québec fera, elle aussi, une telle distinction, puisqu’elle a accepté d’entendre le pourvoi de la Commission.


  1. École Peter Hall inc. c. Fondation Eleanor Côté inc., 2000 CanLII 11376 (C.A.)
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