Arbitrage et tribunaux quasi judiciaires : les sociétés et les organismes privés doivent-ils nécessairement être représentés par avocat ?

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Alors que les particuliers (personnes physiques) peuvent se représenter eux-mêmes et sans avocat devant les tribunaux judiciaires, une personne morale ou une société doit nécessairement être représentée par avocat, et ce, tant en vertu du Code de procédure civile (articles 23, 86 et 87) qu’en raison des actes réservés aux avocats par la Loi sur le Barreau (RLRQ, c. B-1; voir l’article 128) (ci-après la « LB »).

Toutefois, il a déjà été question de savoir si un particulier pouvait représenter une personne morale ou une société devant un tribunal quasi judiciaire, par exemple le Tribunal administratif du Québec (ci-après le « TAQ »), et, notamment, valablement signer et déposer des actes de procédure devant cette instance. Il existait jusqu’à récemment deux courants contradictoires au sein du TAQ, certains décideurs opinant que oui1, d’autres que non2, et aucune décision de la Cour du Québec (siégeant en appel du TAQ) ni des tribunaux supérieurs n’avait tranché la question.

La controverse portait principalement sur l’interprétation à donner à une exception aux activités réservées aux avocats, cette exception étant ainsi décrite à l’article 129c) LB :

« 129. Aucune des dispositions de l’article 128 ne limite ou restreint :
[…]
c) le droit des organismes publics ou privés de se faire représenter par leurs dirigeants, sauf aux fins de plaidoirie, devant tout organisme exerçant une fonction quasi judiciaire; »

Dans une décision rendue le 22 mars 20173, le juge David L. Cameron de la Cour du Québec (siégeant en appel du TAQ) a finalement tranché cette question, à savoir la mesure dans laquelle un « organisme privé » peut se faire représenter par ses dirigeants (plutôt que par avocat) devant un organisme exerçant une fonction quasi judiciaire. Il s’agit de la première décision de la Cour du Québec, division d’appel ou de tout tribunal supérieur sur cette question.

Le tribunal décide qu’en vertu de l’article 129c) LB, précité, un organisme privé peut se faire représenter par ses dirigeants devant un organisme exerçant une fonction quasi judiciaire, y compris pour signer et déposer des actes de procédure, mais pas pour ce qui est de plaider. Pour décider ainsi, le tribunal doit trancher cinq questions principales qui consistent à déterminer ce que veulent dire les termes « représenter », « organisme privé », « dirigeant », « plaidoirie » et si le TAQ est un « organisme exerçant une fonction quasi judiciaire ». Nous reprenons ces questions, résumons et commentons le raisonnement du tribunal ci-dessous.

1. Quelle est la portée de ce droit de « se faire représenter»: quels sont les actes, gestes et étapes dans le processus qui sont inclus et peuvent être accomplis sans avocat ?

Le tribunal adopte une « approche large et inclusive [à l’effet] que l’exception vise toutes les étapes de représentation de la préparation et rédaction jusqu’à la clôture du dossier (sous réserve de la plaidoirie) »4.

2. Quels genres d’entités sont visées par cette exception et considérées comme des « organismes privés » ?

Étant d’avis que l’expression « organisme privé », sans autre qualificatif, est le terme le moins spécifique et le plus générique que le législateur ait pu utiliser dans cette exception au monopole conféré aux avocats dans la LB, le tribunal conclut que « le terme «organisme privé» est assez large pour inclure les personnes morales, les sociétés n’ayant pas la personnalité juridique, bref, toute entité de nature privée qui n’est pas un individu »5.

3. Qui peut être considéré comme un « dirigeant » de l’organisme privé ?

Encore une fois, le tribunal rejette tout formalisme et indique, par exemple, qu’il ne saurait être question de se fier strictement aux inscriptions faites aux registres publics (par exemple au Registre des entreprises du Québec), où doivent être listés les administrateurs d’une compagnie.

Le tribunal décide plutôt que les rôles et responsabilités réels de la personne, dans son rapport à l’entité dont elle voudrait assumer la représentation, doivent être examinés afin d’établir (ou non) son statut de dirigeant. Le tribunal qualifie cette question comme étant « mixte de fait et de droit »6.

4. Que veut dire la limitation « sauf aux fins de plaidoirie » ?

Sur ce point, les parties s’entendaient et le tribunal retient que « la notion de plaidoirie est très restreinte, signifiant l’activité qui consiste en la présentation de l’argument à la clôture de la preuve dans le cadre de l’audition »7.

Toutefois, le tribunal va plus loin, précisant qu’en l’espèce, la participation ou la représentation par un dirigeant n’auraient dû être exclues qu’aux « fins de plaidoirie en droit après la clarification des questions factuelles »8.

5. Le TAQ est-il un organisme qui exerce une « fonction quasi judiciaire » ?

Le tribunal est d’avis que oui, et donc que l’exception de l’article 129c) LB trouve application9.

Qu’en est-il en matière d’arbitrage privé ?

L’arbitrage « privé » est reconnu comme mode privé de prévention et de règlement des différends à l’article 1 du Code de procédure civile, l’article 4 du Code de procédure civile précisant que ce mode de prévention ou de règlement des différends est confidentiel. L’usage des modes alternatifs de règlement des différends peut comporter certains avantages, notamment la confidentialité, et le recours à ces modes alternatifs de règlement est encouragé par le législateur. La même question est donc susceptible de se poser en ces circonstances, ces dispositions de la LB étant d’ordre public10.

Quoique le tribunal tranche la question dans des dossiers émanant du TAQ, le résultat devrait être le même en matière d’arbitrage privé puisqu’un arbitre exerce une fonction quasi judiciaire11, la lecture combinée des articles 1 (définition du mot « tribunal »), 128 et 129 LB menant à cette conclusion.

Plus particulièrement, les sous-paragraphes 1 à 7 de l’article 128(2) a) LB dressent une liste exhaustive d’exclusions au monopole prévu à l’article 128(2)a), laquelle liste comprend notamment l’arbitrage de différend ou de grief au sens du Code du travail12 ou au sens de la Loi sur les relations de travail (...) dans l’industrie de la construction13, mais pas l’arbitrage « privé » reconnu comme mode privé de prévention et de règlement des différends à l’article 1 du Code de procédure civile. Il faut donc conclure que le monopole créé par l’art. 128(2)a) LB est applicable à l’arbitrage privé, tout comme l’exception de l’article 129c) LB qui permet à un organisme privé de se faire représenter par ses dirigeants dans ce contexte, sauf aux fins de plaidoirie.


  1. Sauf pour ce qui est de plaider. Voir, par exemple, 3639886 Canada Inc. c. Commission de protection du territoire agricole du Québec et als, 2002 CanLII 54567 (QCTAQ).
  2. Voir, par exemple, Raven c. Montréal (Ville), 2015 QCTAQ 04983.
  3. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191. Lors de la rédaction du présent article, aucun appel n’avait été formé, mais le délai d’appel n’était toujours pas échu. Nous invitons le lecteur à faire le suivi ou à nous contacter.
  4. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191, paragr. 181.
  5. Id., voir les paragraphes 210-214.
  6. Id., voir les paragraphes 225-226.
  7. Id., voir le paragraphe 232.
  8. Id., voir le paragraphe 232 in fine.
  9. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191, paragr. 250-251.
  10. Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, p. 516 (paragr. 21).
  11. AR Plomberie chauffage inc. c. Institution royale pour l’avancement des sciences, 2007 QCCS 2998, paragr. 45; Maçonnerie Demers inc. c. Lanthier, J.E. 2002-1335, AZ-50127879 (C.S.), paragr. 226; Hubert REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e éd., Wilson-Lafleur, Montréal, 2015, p. 484 (définition de « pouvoir quasi judiciaire »). Voir aussi, où la fonction de l’arbitre est considérée comme analogue à une fonction judicaire (donc quasi judiciaire par nature) : Zittrer c. Sport Maska Inc., [1985] C.A. 386, AZ-85011217, paragr. 54-55, motifs du juge Lebel, tel qu’il était alors (infirmé par la Cour suprême du Canada mais non sur ce point : [1988] 1 R.C.S. 564), cette opinion du juge Lebel ayant fait autorité, voir par exemple : Charbonneau c. Industries A.C. Davie Inc., J.E. 89-759 (C.S.), p. 10; Promutuel Dorchester, société mutuelle d’assurances générales c. Ferland, J.E. 2001-26, AZ-01021003 (C.S), p. 6 et note de bas de page 2; Marie-Josée HOGUE et Patrick FERLAND (dir.), Guide de l’arbitrage, Lexis Nexis Canada inc., Montréal, 2014, paragr. 1-8, 1-9 et 1-10.
  12. (RLRQ, c. C-27), voir le paragraphe 128(2)a)[1] LB.
  13. (RLRQ, c. R-20), voir le paragraphe 128(2)a)[6] LB.
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