Ars Ex Machina : l’intelligence artificielle, cette artiste

À l’instar de l’être humain, la machine est désormais capable de créer.

Elle peut écrire des poèmes, composer des symphonies et même peindre des tableaux. Elle peut également photographier sans intervention humaine et interpréter des pièces musicales avec souplesse et expression.

Sur le plan technique, ces œuvres et performances sont réussies au point où elles confondent plusieurs connaisseurs, incapables de distinguer la création humaine de sa contrepartie artificielle. En revanche, sur le plan artistique, la qualité des œuvres générées artificiellement est souvent critiquée.

Pour les juristes, la question de savoir si elles répondent à tous les critères donnant ouverture à un droit d’auteur se pose.

L’objet du droit d’auteur au Canada

Le droit d’auteur est le droit exclusif de produire, de reproduire, de vendre ou concéder par licence, de publier ou d’exécuter une œuvre ou une partie importante de celle-ci, qu’elle soit de nature littéraire, artistique, dramatique ou musicale.1 En droit canadien, pour faire l’objet d’un droit d’auteur, une œuvre doit être qualifiée d’originale, c’est-à-dire, provenir de l’exercice du talent et du jugement de son auteur2. Même s’il est difficile d’affirmer qu’un ordinateur puisse faire preuve de talent et de jugement, les définitions proposées par la Cour suprême clarifiant les deux aptitudes décrivent plutôt bien la tâche accomplie par la machine lorsqu’elle crée des œuvres. Mentionnons en outre au passage que le caractère créatif n’est nullement considéré dans la notion d’originalité : l’œuvre n’a besoin d’être ni innovatrice ni unique.

Processus de création artistique du système intelligent

Toute création d’un système d’intelligence artificielle tire son origine d’un ou de plusieurs algorithmes, c’est-à-dire qu’une série d’opérations mathématiques est effectuée pour obtenir un résultat. Celui-ci peut être qualifié de nouveau dans la mesure où il ne reproduit pas une œuvre existante. Par contre, il présente souvent un caractère mécanique qui freine son assimilation à une véritable œuvre d’art.

Les œuvres générées par ordinateur de façon autonome sont généralement moins hétérogènes que leurs contreparties humaines3. Un système peut, par exemple, après avoir été exposé à une grande quantité de musique de Mozart et avoir acquis la théorie musicale nécessaire, générer des œuvres musicales dans le style de Mozart. Même si elles peuvent être critiquées au point de vue de l’innovation artistique, de telles œuvres satisfont le critère de l’originalité au sens juridique puisqu’elles nécessitent le recours à une certaine aptitude acquise (talent) et à l’évaluation de différentes options possibles (jugement). L’écriture d’un poème dans le style de Verlaine ou d’une symphonie à la manière de Beethoven peut ultimement mener, selon ces critères, à la reconnaissance d’un droit d’auteur.

Le robot interprète

La Loi sur le droit d’auteur4 prévoit également la protection des droits voisins, c’est-à-dire, le droit d’auteur sur la prestation d’une œuvre5. Depuis déjà plusieurs années, des programmes informatiques peuvent « jouer » des pièces musicales données de manière autonome. Récemment, la qualité des interprétations de ces programmes s’est considérablement améliorée et elles font preuve d’une subtilité et d’une souplesse autrefois déficientes. Par exemple, la société suisse ABB a mis au point YuMi, le robot chef d’orchestre capable de diriger un orchestre de musiciens humains et de suivre la liberté des vocalises du ténor soliste6. Plus près de chez nous, la chanteuse-hologramme interactive Maya Kodes a été créée par Neweb.tv, une société établie à Montréal. Sur scène, elle chante et interagit avec les danseurs et musiciens qui l’accompagnent7.

L’avantage est considérable pour le producteur de films, de spectacles, de jeux vidéos ou de publicité qui, grâce à ces innovations technologiques, peut désormais générer de la musique originale après avoir sélectionné des paramètres tels que le genre, l’ambiance et la durée souhaités sans avoir à débourser pour une licence auprès des différents intervenants titulaires de droits d’auteur relativement à cette musique, soit le compositeur, le réalisateur et l’interprète.

Qui est le titulaire du droit d’auteur ?

Ailleurs dans le monde

Le bureau américain du droit d’auteur a émis des règles particulières exigeant du titulaire d’un droit d’auteur qu’il soit un être humain8. Les œuvres produites par une machine ou un autre procédé mécanique qui opère de manière aléatoire ou automatique ne sont, selon ces règles, pas admissibles à la reconnaissance d’un droit d’auteur sans la présence d’une intervention créative de la part d’un être humain9. Or, il semble que ces directives laissent place à une zone grise car la loi n’a pas été ajustée en conséquence.

Certaines législations, comme celle de l’Australie10, ont établi que le droit d’auteur était intimement lié à une personne humaine. D’autres ont créé une fiction juridique selon laquelle le créateur du programme informatique est considéré comme le titulaire du droit d’auteur. C’est le cas du Royaume-Uni, de l’Irlande et de la Nouvelle-Zélande11.

Cette dernière solution fait toutefois l’objet de critiques selon lesquelles la fiction juridique proposée fait fi des complexités liées à la création d’un programme informatique. En effet, la distance entre l’auteur du programme et l’œuvre ultimement produite peut s’avérer importante12. Il est possible qu’un programme d’intelligence artificielle crée quelque chose de complètement inattendu et non souhaité par la personne à l’origine de la programmation13. L’humain derrière le système d’intelligence artificielle n’est pas lui-même auteur du message sous-jacent à l’œuvre littéraire ou à la mélodie qui découle de la musique composée.

Au Canada

Aux États-Unis, une auteure propose de considérer l’œuvre de la machine comme celle de l’employé embauché afin de créer ou d’exécuter des œuvres tombant sous la loi américaine sur le droit d’auteur14. Le concept de l’œuvre exécutée dans l’exercice d’un emploi existe également dans la Loi sur le droit d’auteur du Canada, avec certaines nuances techniques15. Selon cette idée, le programmeur ou la personne qui commande l’œuvre au programmeur qu’elle emploie devient titulaire des droits économiques liés à l’œuvre, c’est-à-dire, les droits liés à la commercialisation de cette œuvre.

Cette solution évacue la notion de droits moraux, c’est-à-dire le droit, pour l’auteur, à l’intégrité de son œuvre ainsi que le droit d’en revendiquer, même sous un pseudonyme, la création ou encore l’anonymat16. Comme ces droits sont incessibles, il est difficile d’envisager que la solution proposée par l’auteure précitée soit viable en droit canadien.

En somme, l’introduction d’un nouveau régime juridique adapté aux créatures artistiques de l’intelligence artificielle est perçue comme étant nécessaire par plusieurs quant à l’objet et quant au titulaire du droit d’auteur qui en découle. Pour le moment, puisque la question n’a pas encore été débattue devant les tribunaux, les solutions envisageables sont concentrées dans deux pôles. D’une part, on pourrait reconnaître un droit d’auteur à la personne qui a créé l’intelligence artificielle à l’origine de l’œuvre. D’autre part, si on ne parvient à rattacher de droit d’auteur ni au programmeur ni à la machine, l’œuvre risque de tomber dans le domaine public et ainsi perdre sa valeur économique. Chose certaine, le régime juridique souhaité devra tenir compte à la fois des droits du ou des programmeurs à l’origine du système quant à l’œuvre ultimement produite et du niveau de contrôle que ceux-ci peuvent avoir sur le contenu ainsi généré.

Lavery a mis sur pied le Laboratoire juridique Lavery sur l’intelligence artificielle (L3IA) qui analyse et suit les développements récents et anticipés dans le domaine de l’intelligence artificielle d’un point de vue juridique. Notre Laboratoire s’intéresse à tous les projets relatifs à l’intelligence artificielle (IA) et à leurs particularités juridiques, notamment quant aux diverses branches et applications de l’intelligence artificielle qui feront rapidement leur apparition dans toutes les entreprises et les industries.

 

  1. Loi sur le droit d’auteur, L.R.C. (1985), c. C-42, articles 3, 15, 18 et 26.
  2. La Cour suprême définit le talent comme « le recours aux connaissances personnelles, à une aptitude acquise ou à une compétence issue de l’expérience pour produire l’œuvre. » Elle décrit le jugement comme « la faculté de discernement ou la capacité de se faire une opinion ou de procéder à une évaluation en comparant différentes options possibles pour produire l’œuvre. » CCH Canadienne Ltée c. Barreau du Haut-Canada, 2004 CSC 13.
  3. Bridy, A. (2012). Coding creativity: copyright and the artificially intelligent author. Stan. Tech. L. Rev., 1.
  4. LRC 1985, c C-42.
  5. Id., art. 15.
  6. YuMi the robot conducts Verdi with Italian Orchestra, Reuters, 13 septembre 2017, https://www.reuters.com/article/us-italy-concert-robot/yumi-the-robot-conducts-verdi-with-italian-orchestra-idUSKCN1BO0V2´.
  7. Kirstin Falcao, Montreal developers create 1st interactive holographic pop star, CBC News, 2 novembre 2016, http://www.cbc.ca/news/canada/montreal/maya-kodes-virtual-singer-1.3833750.
  8. U.S. Copyright Office, Compendium of U.S. Copyright Office Practices § 306 (3d ed. 2017).
  9. Id., § 313.2.
  10. Acohs Pty Ltd v Ucorp Pty Ltd [2012] FCAFC 16.
  11. Copyright, Designs and Patents Act, 1988, c. 48, § 9(3) (U.K.); Copyright Act 1994, § 5 (N.Z.); Copyright and Related Rights Act, 2000, Part I, § 2 (Act. No. 28/2000).
  12. Supra, note 3.
  13. Wagner, J. (2017). Rise of the Artificial Intelligence Author, The Advocate, 75, 527.
  14. Supra, note 3.
  15. L’article 13(3) de la Loi sur le droit d’auteur établit ce régime juridique particulier et distingue le contrat d’emploi du contrat lié à une contribution journalistique.
  16. Supra, note 4, art. 14.1(1).
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