Impact de la technologie sur la pratique du droit

La technologie fait maintenant partie de notre quotidien, et nous avons appris à l’utiliser. Mais qu’en est-il de nos instances judiciaires? Quel impact la technologie a-t-elle sur l’administration de la preuve et la pratique du droit?

La Cour d’appel nous apporte quelques pistes de solution (et de discussion!) dans son récent arrêt Benisty c. Kloda1.

Charles Benisty (ci-après, « l’appelant ») entreprend un recours en juin 2009 à l’encontre de Samuel Kloda (ci-après, « l’intimé ») ainsi que contre CIBC Wood Gundy (ci-après, « CIBC »). L’appelant prétend que l’intimé aurait commis des fautes dans l’exécution du mandat qu’il lui avait confié relativement à des transactions financières exécutées entre novembre 2004 et septembre 2008. L’intimé était conseiller financier et premier vice-président de la succursale montréalaise de CIBC.

Préalablement à l’institution des procédures, dans le cadre des discussions qui interviennent entre l’intimé et lui, l’appelant enregistre certaines de leurs conversations téléphoniques, à son insu. Il affirme avoir agi ainsi parce qu’il était persuadé que l’intimé lui mentait et procédait à des transactions non autorisées dans ses comptes. Au total, 60 conversations ont été enregistrées entre avril et octobre 2008.

En première instance, le juge Benoît Emery rejette le recours de l’appelant. Il accueille l’objection de l’intimé à l’introduction en preuve des enregistrements audio des conversations téléphoniques entre l’intimé et l’appelant. Le juge Emery considère qu’il ne s’agit pas d’un document technologique, mais plutôt d’un élément matériel devant faire l’objet d’une preuve distincte pour en établir l’authenticité et la force probante2. En effet, le juge Emery constate : « il ressort clairement de cette écoute que les enregistrements sont truffés d’interruptions, de coupures, voire d’effacements volontaires ou non »3, et donc qu’ils sont non authentiques. Il explique : « […] ces extraits incomplets et parfois incohérents qui donnent tantôt raison au demandeur tantôt au défendeur, semblent dire tout et son contraire d’où l’obligation d’une preuve autonome de leur fiabilité et de leur authenticité »4.

L’appelant se pourvoit en appel du jugement de la Cour supérieure. Il soutient notamment que le juge a erré en déclarant que les enregistrements audio étaient inadmissibles en preuve.

Il réitère l’argument voulant que les cassettes, sur lesquelles on retrouve les enregistrements audio des conversations téléphoniques qu’il a eues avec l’intimé, constituent des documents technologiques au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information5 (ci-après « L.c.c.j.t.i. »). Il soutient donc que ces cassettes bénéficient de la présomption d’authenticité prévue à l’article 2855 C.c.Q., et que, par conséquent, il incombe à l’intimé d’établir que ce support technologique n’assure pas l’intégrité du document et son authenticité.

L’intimé, de son côté, est plutôt d’avis que les enregistrements audio sur support magnétique ne sont pas visés par la L.c.c.j.t.i. Il considère donc qu’il appartient à l’appelant d’en établir l’authenticité.

La Cour d’appel constate que l’application et l’interprétation de la L.c.c.j.t.i., entrée en vigueur en 2001, n’a jamais véritablement fait l’objet de décisions des tribunaux et, partant, elle croit utile d’analyser la question qui lui est soumise par les parties.

La Cour d’appel était dans cette affaire placée devant une situation particulière : en effet, en première instance, l’appelant avait déposé six (6) cassettes audio sur lesquelles étaient enregistrées ses conversations avec l’intimé, pour une durée d’environ six (6) heures d’enregistrement. Or, en appel, l’appelant avait sélectionné 50 extraits de ces conversations qu’il avait transposés sur un CD d’une durée d’environ une (1) heure. Autrement dit, l’appelant a choisi de substituer un CD aux cassettes produites en Cour supérieure, sous la même cote (P-60).

Dans un premier temps, le juge Lévesque, qui rédige les motifs auxquels souscrivent les juges Dufresne et Healy, qualifie les enregistrements audio dans cette affaire d’« éléments matériels de preuve ». Il explique que lorsqu’« une personne est enregistrée à son insu durant une conversation téléphonique ou un entretien, on considérera qu’il s’agit d’un élément matériel de preuve, alors qu’une personne qui s’enregistre elle-même et dicte un récit tend plutôt à établir un témoignage »6.

Par conséquent, le juge Lévesque rappelle que pour que l’enregistrement soit admis en preuve, on doit faire la démonstration de son authenticité7.

Par la suite, la Cour d’appel se pose la question à savoir si l’enregistrement audio est un « document technologique » au sens de la L.c.c.j.t.i. À cet égard, le juge Lévesque souligne l’existence d’une controverse doctrinale qui qualifie différemment un enregistrement audio sur ruban magnétique, plus communément appelé « une cassette », et un enregistrement sur une clé USB ou un CD. Selon l’auteur Mark Phillips, sur lequel s’appuie l’intimé, une cassette ne serait pas un « document technologique » puisque la technologie relative à la cassette est « analogique », alors que les technologies plus récentes sont numériques (telles que le disque dur magnétique, la clé USB, le CD, etc.).

Selon cet auteur, la définition que donne la L.c.c.j.t.i. d’un « document technologique » exclurait donc les documents analogiques.

La Cour d’appel ne retient pas la thèse de l’auteur Mark Phillips. Elle privilégie l’interprétation selon laquelle un enregistrement sur ruban magnétique est un document technologique. Malgré les différences constatées dans le texte de l’article 2874 C.c.Q. en comparaison avec celui des articles de la L.c.c.j.t.i., le juge Lévesque considère qu’il est nécessaire de retenir l’interprétation qui est la plus conforme au but de la Loi et à l’intention du législateur. Il constate que la L.c.c.j.t.i. a été adoptée en 2001, alors que le Code civil du Québec l’a été dix (10) ans plus tôt. Ainsi, d’une part, cette loi particulière doit avoir préséance sur les dispositions du Code civil qui ont une portée générale. Au surplus, le juge Lévesque réfère à deux (2) maximes jurisprudentielles qui permettent de déduire l’intention du législateur :

[77]  Deux maximes jurisprudentielles permettent de déduire l’intention du législateur. En vertu de la première, « il faut donner préséance à la législation la plus récente, à la norme législative qui est postérieure à l’autre norme en conflit ». En effet, au moment d’adopter une nouvelle loi, le législateur est réputé avoir connaissance de celles qui existent déjà. On peut ainsi présumer qu’il a souhaité abroger tacitement les normes incompatibles avec les nouvelles. Le second principe dicte qu’il faut donner préséance à la loi particulière par rapport à la loi d’application générale.

La Cour d’appel en vient donc à la conclusion qu’un enregistrement sur bande magnétique, telle qu’une cassette, est un document technologique. Plus globalement, elle retient qu’un « document technologique » doit être vu comme un document dont le support utilise les technologies de l’information, que ce support soit analogique ou numérique8.

Par la suite, la Cour d’appel examine les articles 2855 et 2874 du Code civil, en parallèle avec les articles 5, 6 et 7 de la L.c.c.j.t.i., afin d’en dégager les principes applicables au niveau de la valeur juridique à attribuer au document technologique. Quand y a-t-il présomption d’authenticité? Quand y a-t-il présomption d’intégrité? Quand y a-t-il dispense de preuve pour une partie au moment de l’introduction en preuve d’un document technologique?

Après avoir analysé différentes théories soutenues par différents auteurs, la Cour d’appel retient ce qui suit quant à la marche à suivre pour l’introduction en preuve d’un document technologique :

[99]  […] les articles 2855 et 2874 C.c.Q. exigent la démonstration d’une preuve indépendante ou distincte d’authenticité du document mis en preuve. Or, un document technologique comprend généralement une documentation inhérente, comme des métadonnées, permettant d’identifier un auteur, la date de confection, ou encore la présence de modifications dans le document. Puisque ces métadonnées constituent une preuve inhérente du document technologique – et non pas une preuve indépendante ou distincte, tel que le requiert la première partie des articles 2855 et 2874 C.c.Q. –, et qu’elles remplissent le même rôle qu’une preuve d’authenticité traditionnelle, le législateur dispense la partie de faire en plus telle preuve distincte.

[100]     Ainsi, l’article 7 L.c.c.j.t.i. ne crée pas de présomption d’intégrité du document, mais seulement une présomption que la technologie utilisée par son support permet d’assurer son intégrité, ce que j’ai appelé la fiabilité technologique. La nuance vient du fait qu’une atteinte à l’intégrité du document peut provenir de différentes sources; on peut penser, à titre d’illustration, que l’information peut être altérée ou manipulée par une personne sans que la technologie soit en cause.

[101]     Les articles 2855 et 2874 C.c.Q. indiquent qu’une preuve d’authenticité distincte est requise dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 L.c.c.j.t.i., c’est-à-dire dans le cas où le support ou la technologie ne permet ni d’affirmer ni de dénier que l’intégrité du document est assurée.

[102]     Or, l’idée qu’un support technologique est présumé fiable (article 7 L.c.c.j.t.i.) diffère de l’idée qu’un tel support puisse effectivement assurer l’intégrité du document (article 5 al. 3 L.c.c.j.t.i.). La nuance est subtile. Une technologie peut donc être fiable (7 L.c.c.j.t.i.) sans pour autant permettre d’affirmer que l’on puisse en conclure que l’intégrité du document est assurée : cette assurance supplémentaire est offerte par les documents technologiques qui comprennent une documentation inhérente, ou métadonnées, qui font la preuve de l’intégrité du document.

[103]     Autrement dit, la dispense de prouver l’authenticité du document s’applique lorsque le support ou la technologie employé permet de constater que l’intégrité du document est assurée. Il ne s’agit pas ici de fiabilité technologique présumée en vertu de l’article 7 L.c.c.j.t.i., mais du cas particulier des documents technologiques qui comprennent des métadonnées et qui, par conséquent, font la preuve de leur propre intégrité.

[104]     Par contre, en l’absence de documentation intrinsèque permettant d’assurer l’intégrité du document, soit le cas prévu par l’article 5, al. 3 L.c.c.j.t.i., la partie qui veut produire tel document devra faire cette preuve distincte traditionnelle de son authenticité :

[…]

[105]     Ainsi, lorsqu’un enregistrement audio est accompagné de métadonnées et que cette documentation satisfait, selon le tribunal, à l’exigence d’authenticité du document, la partie qui produit cet enregistrement sera dispensée de faire une preuve d’authenticité. […]

En résumé, la partie qui désire mettre en preuve l’enregistrement audio devra prouver son authenticité9, mais n’aura pas à faire la preuve de la fiabilité du support technologique utilisé en raison de la présomption établie par l’article 7 L.c.c.j.t.i. Cet article établit une « présomption de fiabilité » du support technologique selon laquelle la technologie employée permet d’assurer l’intégrité du document. Cette intégrité elle-même n’est pas présumée10.

Appliquant ces principes au cas à l’étude, la Cour d’appel en vient à la conclusion que le juge de première instance a erré en décidant que les cassettes ne constituaient pas un document technologique. Elle retient toutefois que le premier juge a eu raison d’affirmer que l’authenticité des enregistrements audio devait être démontrée pour qu’ils soient acceptés en preuve. Donc, en appel, l’appelant n’a pas fourni le même support technologique que lors de la première instance. Six (6) cassettes ont été déposées en Cour supérieure, alors qu’un CD représentant une synthèse de ces enregistrements a plutôt été déposé en Cour d’appel. Or, il ne suffisait pas à la Cour d’appel de comparer la technologie et les supports différents de la preuve présentée, puisqu’il était impossible de distinguer le contenu des cassettes et du CD, afin de déterminer s’ils présentaient la même information.

En vertu des règles de preuve, la reproduction d’un original peut être faite par une copie ou un transfert11. La copie sera faite sur un même support, alors que le transfert sera fait sur un support technologique différent de l’original. Puisque la Cour n’avait aucune façon de déterminer avec certitude que le contenu du CD était le même que celui des cassettes, elle a conclu qu’il n’avait tout simplement pas la même valeur juridique.

Finalement, la Cour a conclu que l’appelant ne s’était pas déchargé de son fardeau de démontrer une erreur du juge de première instance qui aurait pu justifier son intervention. Ce moyen fut donc rejeté12.

Dans l’ensemble, la Cour d’appel rejette de toute façon toutes les autres prétentions de l’appelant, constatant que ce dernier se heurte à un problème de taille : il n’a pas été cru.

Nous retenons de cet arrêt que l’administration d’une preuve sur support technologique n’est pas chose simple, et qu’elle ne doit pas être prise à la légère. Il n’est pas facile de naviguer à travers les différentes dispositions à la fois du Code civil et de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, pour en dégager les principes applicables en matière de preuve. La Cour d’appel retient que la présomption d’intégrité de l’article 7 L.c.c.j.t.i. s’applique uniquement au support technologique et non à son contenu. Elle souligne qu’il ne faut pas confondre intégrité d’un document et capacité d’une technologie à l’assurer. Aussi, elle suggère d’appeler la présomption de l’article 7 L.c.c.j.t.i. « présomption de fiabilité technologique » plutôt que « présomption d’intégrité du support ».

Enfin, elle précise que l’établissement de l’authenticité d’un enregistrement audio comporte deux (2) volets, à savoir :

1)    les qualités liées aux modalités de confection; et

2)    les qualités liées à l’information elle-même contenue sur le support technologique.

Une partie qui désire contester la fiabilité du support technologique doit, en vertu de l’article 89 C.p.c., produire une Déclaration sous serment « énonçant de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document ».

On retrouve un exemple de l’administration d’une telle preuve technologique dans l’affaire Forest c. Industrielle Alliance13. Dans cette affaire, des photographies extraites du compte Facebook de la demanderesse ont été déposées comme élément matériel de preuve. On y a joint un Affidavit de la stagiaire ayant procédé à la capture d’écran,attestant de l’authenticité du document. Quant à l’identité des locuteurs, le conjoint de la demanderesse a confirmé, lors de l’audition, que c’était bien lui qui avait pris les photographies en question. La partie adverse ne s’étant pas opposée, l’authenticité avait été établie.

Bien que le Code civil du Québec et les lois l’entourant tentent de prévoir toutes les situations pouvant survenir dans le cadre de la présentation d’une preuve sur support technologique, il est incontestable que la technologie avance plus rapidement que le législateur. Ceci étant, il appartient également aux juristes de collaborer et d’innover dans l’administration de leur preuve afin de ne pas se retrouver devant un débat sans fin pour déterminer l’authenticité d’une preuve qu’ils tentent de présenter.

 

  1. 2018 QCCA 608
  2. Jugement dont appel, 2015 QCCS 3391, paragr. 91.
  3. Jugement dont appel, paragr. 93.
  4. Jugement dont appel, paragr. 97.
  5. RLRQ, c. C-1.1.
  6. Paragraphe 60
  7. Art. 2855 C.c.Q.
  8. Paragr. 119 de la décision.
  9. C.c.Q., art. 2855 et 2874.
  10. Paragr. 120 de la décision.
  11. L.c.c.j.t.i., art. 12, 15, 17 et 18 et C.c.Q., art. 2841.
  12. Notons que les autres moyens d’appel présentés par l’appelant ont tous été rejetés également, et que la Cour, sous la plume de Jacques J. Lévesque, j.c.a., a rejeté l’appel avec les frais de justice.
  13. 2016 QCCS 497.
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