L’affaire Wal-Mart : la Cour suprême du Canada confirme que la mise à pied collective des employés de l’établissement de Jonquière constituait une modification illégale de leurs conditions de travail au sens de l’article 59 du Code du travail

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LES FAITS
La Compagnie Wal-Mart du Canada (ci-après « Wal-Mart ») a ouvert un établissement à Jonquière au cours de l’année 2001. Après que les Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 (ci-après le « syndicat ») aient été accrédités en 2004 pour représenter les employés, des pourparlers de négociation pour la conclusion d’une première convention collective ont été engagés. Comme ces pourparlers s’avéraient sans issue, le syndicat a décidé de faire appel au ministre du Travail afin que ce dernier nomme un arbitre de différend pour déterminer le contenu de la première convention collective. Peu de temps après, Wal-Mart a annoncé qu’elle fermait son établissement de Jonquière, ce qu’elle fit de manière définitive le 29 avril 2005.

Plusieurs recours ont été intentés par les employés et le syndicat afin de contester cette fermeture, dont un grief en vertu de l’article 59 du Code du travail2 (ci-après le « Code »). Cet article prévoit notamment que l’employeur ne peut modifier les conditions de travail de ses employés pendant la période comprise entre le dépôt d’une requête en accréditation et la conclusion d’une convention collective ou l’exercice du droit de grève ou de lockout. Bref, cet article vise à protéger la période de négociation en imposant un gel relatif des conditions de travail des employés. Il oblige aussi l’employeur à agir suivant la règle du « cours normal des affaires ».

L’arbitre chargé de trancher le grief s’est dans un premier temps déclaré sans compétence pour se saisir du litige, étant d’avis que, pour l’essentiel, le grief portait sur des contraventions alléguées aux articles 12 à 14 du Code au sujet desquelles seule la Commission des relations du travail pouvait se prononcer3. Cette décision préliminaire est toutefois cassée en révision judiciaire4. La Cour supérieure est d’avis que l’arbitre n’aurait pas dû se fier de manière aussi stricte au libellé du grief pour conclure à son absence de compétence. Il aurait plutôt dû en dégager l’objet véritable, lequel repose assurément sur l’article 59 du Code. La Cour supérieure a donc renvoyé le dossier à l’arbitre.

Saisi alors du fond du litige, l’arbitre est d’avis qu’il fallait se demander si les mises à pied des employés – et non la fermeture définitive de l’établissement – avaient modifié illégalement leurs conditions de travail5. Comme il a conclu que tel était le cas, l’arbitre devait donc vérifier si Wal-Mart avait effectué ces modifications dans le cours normal de ses affaires. Il estime que l’article 59 du Code ne pouvait s’appliquer puisqu’un employeur peut « décider de fermer boutique pour quelque raison que ce soit »6. Selon lui, Wal-Mart n’a pas justifié la fermeture de son établissement autrement qu’en affirmant que celle-ci relevait d’une décision d’affaires. L’arbitre considère que cette explication de Wal-Mart était insuffisante, étant d’avis que les raisons ayant mené à cette décision d’affaires auraient dû être expliquées davantage pour permettre de déterminer si elles s’inséraient dans le cours normal de ses affaires. Il accueille le grief et cette décision fut confirmée par la Cour supérieure en révision judiciaire7.

La Cour d’appel fut toutefois d’un autre avis et juge qu’il aurait fallu rejeter le grief du syndicat8. Pour la majorité, la fermeture de l’établissement ne constituait pas une modification des conditions de travail en tant que telle, mais plutôt une suppression de travail, notion allant bien au-delà de celle de condition de travail. De plus, comme l’établissement avait fermé ses portes, il n’était pas possible de replacer les employés dans la situation où ils étaient avant la modification de leurs conditions de travail alléguée. Dans des motifs concordants, le juge Léger affirme qu’il était incohérent et contradictoire de reconnaître le droit pour un employeur de fermer son entreprise pour des raisons qui lui sont propres tout en considérant que le maintien en emploi des employés dans une telle situation constitue une condition de travail. Un tel raisonnement accorderait ainsi aux employés un avantage dont ils ne bénéficiaient pas avant le dépôt de la requête en accréditation, effet que ne peut emporter l’application de l’article 59 du Code. Autrement, un employeur pourrait fermer son entreprise sans justification avant et après la période d’application de cette disposition, mais il ne le pourrait pas durant celle-ci.

LA DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME DU CANADA
Pour l’essentiel, les juges majoritaires de la Cour suprême – le juge Lebel étant le principal rédacteur – reprennent le discours de l’arbitre et affirment que la décision et le raisonnement de ce dernier ne sont pas déraisonnables et que, dans les circonstances, la Cour d’appel n’aurait pas dû intervenir.

Le juge Lebel est d’avis que l’article 59 du Code ne vise pas uniquement le maintien de l’équilibre entre les parties durant sa période d’application; il doit aussi favoriser la mise en oeuvre du droit d’association et la négociation de la convention collective. Le moyen principal dont dispose l’employeur pour influencer ses employés – son pouvoir de gestion – se trouve donc limité par cette disposition.

Dans un second temps, le juge Lebel affirme que le maintien du lien d’emploi constitue une condition de travail et que cette condition est intégrée implicitement à tout contrat de travail. Partant, tant que n’intervient pas une cause légitime d’extinction des obligations, c’est le propre d’un contrat que d’obliger les parties à exécuter ses prestations. Associé au fait que les salariés sont en général dépendants de leur emploi, il est permis de croire, selon la Cour, que ces salariés peuvent s’attendre à ce que leur employeur ne remette pas leur emploi en cause, sauf dans la mesure et les circonstances prévues par la loi. Transposé aux modalités d’application de l’article 59 du Code, ce postulat signifie que, durant la période prévue par cette disposition, l’employeur doit démontrer qu’il aurait pris la même décision – soit celle de fermer son établissement – en l’absence d’une requête en accréditation. Pour parvenir à cette conclusion, la décision de l’employeur devra satisfaire à l’un des critères suivants : (1) être cohérente avec ses pratiques antérieures de gestion, ou (2) être conforme à la décision qu’un employeur raisonnable aurait prise dans les mêmes circonstances. Ce cadre de contrôle particulier exige donc de Wal-Mart qu’elle justifie les raisons d’affaires derrière la fermeture de son établissement; le droit de fermer boutique pour quelque raison que ce soit n’est pas suffisant. Par conséquent, en l’absence d’une justification appropriée, il était raisonnable pour l’arbitre de conclure que la mise à pied collective des employés de l’établissement de Jonquière était illégale au sens de l’article 59 du Code.

Quant aux remèdes possibles, étant donné que l’article 59 ne limite pas expressément le pouvoir de l’arbitre à la seule réintégration du salarié lésé comme c’est le cas d’autres dispositions du Code – ce qui ne serait par ailleurs pas réalisable dans les circonstances - l’arbitre a le pouvoir d’octroyer des dommagesintérêts en réparation des modifications illégales aux conditions de travail des employés.

UNE DISSIDENCE INTÉRESSANTE
Pour les juges dissidents, le raisonnement de la majorité ne conduit à rien de moins que des résultats absurdes, tant en ce qui a trait à l’applicabilité de l’article 59 en situation de fermeture définitive d’entreprise qu’en ce qui a trait aux remèdes offerts.

Pour ces juges, l’article 59 du Code ne s’applique tout simplement pas en cas de fermeture d’entreprise. Premièrement, l’application de cette disposition obligerait l’employeur à justifier sa décision de fermer boutique, ce qui est par ailleurs incompatible avec le droit que ce dernier a de cesser ses activités pour quelque raison que ce soit. La seule exigence qui s’impose dans un tel cas est que la fermeture doit être réelle et définitive. Deuxièmement, une fermeture d’entreprise, par définition, ne peut pas être conforme aux pratiques antérieures de gestion d’une entreprise : on ne ferme qu’une fois. Troisièmement, l’application de l’article 59 aux situations de fermeture entraîne une conséquence résolument absurde : un employeur serait tenu de justifier la fermeture de son entreprise uniquement lors de la période d’application de cette disposition alors que dès la conclusion d’une convention collective, par exemple, il pourrait la fermer selon son bon vouloir. Finalement, l’application de l’article 59 présuppose l’existence d’une entreprise active. Cet article vise à faciliter la conclusion d’une convention collective dans le cadre d’une relation d’emploi existante, et non à maintenir la relation d’emploi elle-même, tout comme une convention collective, une grève ou un lockout ne peuvent survenir que dans le cadre d’une entreprise active.

Quant aux remèdes, les juges dissidents affirment que ceux-ci doivent être modelés de manière à rétablir la situation antérieure à un éventuel manquement à l’article 59. Pour cette raison, et puisqu’un arbitre ne pourrait forcer la réouverture d’une entreprise fermée, l’octroi de dommages-intérêts est incompatible avec l’objet de l’article 59, soit le maintien de l’équilibre employeur-salariés durant la période de négociation d’une convention collective. Par ailleurs, les employés de l’établissement de Jonquière ayant tous déjà été indemnisés par Wal-Mart pour la perte de leur emploi, il n’existerait plus aucun préjudice indemnisable relié à la cessation de leur emploi.

CONCLUSION
Par cet arrêt, la Cour suprême limite le droit qu’a tout employeur de fermer boutique pour quelque raison que ce soit durant la période d’application de l’article 59 du Code, soit entre le dépôt d’une requête en accréditation et la conclusion d’une convention collective ou le recours à l’exercice du droit de grève ou de lockout. Un employeur qui désire cesser ses activités durant cette période devra désormais justifier sa décision et démontrer qu’elle s’inscrit dans le cours normal de ses affaires ou qu’elle est raisonnable.

La question des dommages-intérêts qui seront ou ne seront pas accordés aux ex-employés de Wal-Mart de l’établissement de Jonquière reste toujours à être réglée. Nous vous tiendrons au courant de la suite des événements.

Cet arrêt pourrait être marquant et modifier le droit de l’emploi québécois : bien qu’elle ne reconnaît pas le droit au travail comme un droit fondamental – ce qu’elle a toujours refusé de faire – la Cour suprême reconnaît tout de même un droit implicite au travail, du moins, dès qu’une demande d’accréditation est accordée.
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1 Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Compagnie Wal-Mart du Canada, 2014 CSC 45.
2 RLRQ c C-27.
3 Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Compagnie Wal-Mart du Canada, [2006] R.J.D.T. 1665 (T.A.).
4 Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503 c. Ménard, 2007 QCCS 5704 (C.S.).
5 [2009] R.J.D.T. 1439 (T.A.).
6 A.I.E.S.T., local de scène no 56 c. Société de la Place des Arts de Montréal, 2004 CSC 2, par. 31.
7 Compagnie Wal-Mart du Canada c. Ménard, 2010 QCCS 4743 (C.S.).
8 Compagnie Wal-Mart du Canada c. Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503, 2012 QCCA 903 (C.A.).

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