L’impact d’une possible extension du régime de passeport européen à l’égard des gestionnaires de fonds canadiens

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Martine Samuelian et Virginia BaratJEANTET

Les gestionnaires de fonds d’investissement canadiens (les « gestionnaires ») souhaitant effectuer des levées de fonds auprès d’investisseurs situés dans les États membres de l’Union européenne (l’« UE ») doivent, depuis le 22 juillet 2013, tenir compte de la Directive 2011/61/UE1 (la « Directive »), qui porte sur les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (les « FIA »).

Cette Directive a été adoptée à la suite des sommets des pays du G20 qui se sont tenus à Londres en 2009 et à Toronto en 2010, au cours desquels les dirigeants des pays du G20 ont convenu que les gestionnaires de « fonds spéculatifs » devraient faire l’objet d’une surveillance afin de s’assurer qu’ils ont bien instauré des procédures adéquates de gestion des risques. Ce texte vise principalement à assurer la protection des investisseurs en harmonisant les règles applicables aux gestionnaires de fonds, permettant ainsi de renforcer l’attractivité des places financières européennes.

Pour fluidifier le marché, la Directive prévoit aussi l’instauration d’un régime de passeport européen permettant aux gestionnaires européens de commercialiser des FIA partout dans l’UE, à la condition d’avoir obtenu l’agrément d’un État membre de l’UE et de respecter certaines obligations prévues par la Directive.

Enfin, la Directive encadre également le régime applicable aux gestionnaires établis dans des pays non européens (« pays tiers »), afin de « garantir des règles du jeu équitables entre les gestionnaires établis dans l’Union et les gestionnaires établis dans des pays tiers »2. À ce jour, les gestionnaires de pays tiers sont en effet contraints par la complexité de la commercialisation sans passeport, dont le régime est laissé à la discrétion de l’État membre de l’UE dans lequel ils souhaitent commercialiser leurs FIA. Cette situation est appelée à évoluer prochainement pour leur permettre de bénéficier à terme d’un régime similaire à celui applicable aux gestionnaires européens pouvant se prévaloir du passeport européen.

1. Critères de qualification des FIA

Il convient tout d’abord de préciser la notion de FIA afin de circonscrire le champ d’application de la Directive. Il semble que la majorité des fonds de capital de risque (venture capital funds), des fonds de capitalinvestissement (private equity funds) et des fonds de couverture (hedge funds) constitués au Canada doivent être qualifiés de FIA en vertu de la Directive.

En effet, aux termes de l’article 4 de la Directive, constitue un FIA3, toute entité qui démontre l’ensemble des caractéristiques suivantes :

  • l’entité lève du capital auprès d’un certain nombre d’investisseurs en vue de l’investir, dans l’intérêt de ceux-ci, conformément à une politique d’investissement que ce FIA ou sa société de gestion définissent;
  • l’entité n’est pas un organisme de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM), c’est-à-dire ni une SICAV (société anonyme ou une société par actions simplifiée qui a pour seul objet la gestion d’un portefeuille d’instruments financiers et de dépôts) ni un fonds commun de placement (FCP) (copropriété d’instruments financiers et de dépôts, dépourvue de la personnalité morale).

Par ailleurs, l’entité qui dispose d’une politique d’investissement relative aux modalités de gestion des capitaux regroupés en vue de générer un rendement collectif pour les investisseurs est assimilée à un FIA.

Ainsi, compte tenu de ce qui précède, même les fonds de capitalinvestissement traditionnels, qui ne sont normalement pas qualifiés de fonds d’investissement en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières québécoise, seront considérés comme des FIA en vertu de la Directive.

La Directive prévoit pour tout gestionnaire établi dans un pays tiers, c’est-à-dire dans un État non-membre de l’UE tel que le Canada, la possibilité éventuelle de commercialiser dans un pays de l’UE des parts ou actions de FIA établis dans l’UE ou dans un pays tiers, selon deux régimes distincts :

  • à ce jour, les gestionnaires de pays tiers ne peuvent pas faire l’objet d’un agrément (inscription) AIFM et ne peuvent donc pas revendiquer l’application du régime du passeport européen. Ils sont donc soumis aux dispositions de l’article 42 de la Directive, qui leur permettent de commercialiser les FIA qu’ils gèrent moyennant le respect des mécanismes dits « de placements privés » applicables au sein de chacun des pays de l’UE dans lesquels ils souhaiteraient commercialiser leurs FIA (ces mécanismes seront étudiés plus en détails dans un bulletin subséquent);
  • conformément à l’article 67 de la Directive, l’Autorité européenne des marchés financiers (« l’ESMA ») devait se prononcer au plus tard le 22 juillet 2015 sur la possible extension du régime du passeport européen aux gestionnaires établis dans certains pays tiers (dont le Canada), en application des dispositions des articles 37 à 41 de la Directive. En ce qui concerne le Canada, cet avis a toutefois été reporté au 30 juin 2016.

Cette possible extension du régime du passeport à des gestionnaires établis dans des pays non européens permettra de faciliter la commercialisation au sein de l’UE, de FIA de l’UE ou de pays tiers par des gestionnaires de pays tiers.

Il convient par conséquent de préciser les solutions qui seront offertes aux gestionnaires canadiens dans l’hypothèse où le régime du passeport européen prévu par la Directive leur était étendu.

2. Le futur régime du passeport

2.1. La possible extension du régime du passeport européen aux gestionnaires canadiens

Le régime de passeport européen (le « Passeport ») permet maintenant à un gestionnaire de fonds d’investissement agréé par l’autorité de tutelle d’un État membre de l’UE (donc un gestionnaire établi dans un pays de l’UE), de créer, gérer et commercialiser ses fonds partout dans l’UE soit en libre prestation de service (LPS) soit en libre prestation d’établissement (LPE).

Conformément aux dispositions des articles 37 à 41 de la Directive, ce régime aurait dû être étendu aux gestionnaires de 16 pays non européens, dont le Canada, à la suite de la réception d’un avis positif de l’ESMA sur les garanties présentées par les législations de chacun de ces pays. Ces avis étaient attendus au plus tard le 22 juillet 20154, mais ce délai a été prorogé par la Commission européenne en raison de la progression des travaux de l’ESMA.

En effet, l’ESMA n’a à ce jour toujours pas achevé son analyse des législations de l’ensemble de ces pays tiers. Elle a cependant déjà émis, le 30 juillet 2015, un avis favorable à une extension du Passeport aux gestionnaires situés sur les îles de Guernesey et Jersey. La Suisse a, quant à elle, reçu un avis positif conditionné à la levée de certains obstacles. En revanche, l’ESMA a réservé son opinion concernant les gestionnaires situés aux États-Unis, à Hong Kong et à Singapour.

En ce qui concerne le Canada, l’ESMA a considéré, le 30 juillet 2015, que la réglementation des fonds d’investissement en vigueur au Canada était plus favorable à l’extension du Passeport à ce pays que celle des États- Unis. La Commission européenne a demandé à l’ESMA, par une lettre datée du 17 décembre 2015, de remettre son avis concernant le Canada au plus tard le 30 juin 2016.

D’autres pays attendent également de recevoir la position de l’ESMA le 30 juin 2016, soit les États-Unis, Hong Kong, Singapour, le Japon, l’Île de Man, les Îles Caïmans, les Bermudes et l’Australie.

Il convient de préciser que lorsque l’ESMA rend un avis positif, la Commission européenne édicte normalement dans un délai de trois mois un acte délégué prévoyant la date à compter de laquelle le régime du Passeport sera applicable aux gestionnaires de l’État non européen concerné. Au moment d’écrire ces lignes, la Commission européenne n’a toutefois pas encore pris cet acte délégué même en ce qui concerne les pays ayant déjà fait l’objet d’un avis favorable, choisissant plutôt d’attendre qu’un nombre suffisant de pays tiers aient été évalués.

À ce jour, les gestionnaires canadiens ne peuvent donc pas commercialiser dans les pays de l’UE des parts ou des actions de FIA en ayant recours au Passeport. Cette possibilité pourrait néanmoins leur être bientôt offerte puisque la réponse est attendue le 30 juin prochain. Il importe donc de présenter les obligations qui leur seraient applicables en cas d’extension du Passeport.

Il convient aussi de rappeler que dans l’attente de l’avis de l’ESMA, et dans l’éventualité où cette dernière refuserait d’élargir le régime du Passeport aux gestionnaires canadiens, il est toujours possible pour ces derniers de commercialiser leurs produits soit en créant une société de gestion de portefeuille agréée dans un État membre de l’UE, soit en recourant au dispositif de placement privé (dont il sera traité dans un bulletin Lavery Capital subséquent).

2.2. Obligations applicables aux gestionnaires canadiens en cas d’extension du régime du passeport européen

Dans l’hypothèse où le régime du Passeport serait étendu aux gestionnaires canadiens, ces derniers seront tenus de respecter l’ensemble des obligations imposées par la Directive, dont il convient de rappeler ci-dessous les principales dispositions.

a) La nécessité d’obtenir un agrément auprès de l’autorité de tutelle d’un État membre de référence

En premier lieu, les gestionnaires canadiens devront préalablement faire une demande d’agrément (inscription) auprès de l’autorité compétente d’un État membre de l’UE (l’« État membre de référence »)5.

L’article 37 de la Directive précise, à son alinéa 4, les critères de désignation de cet État membre de référence (par exemple l’État membre d’origine du FIA ou l’État membre dans lequel la commercialisation est envisagée). Cet article précise par ailleurs que le gestionnaire devra disposer d’un représentant légal établi au sein de son État membre de référence.

Le processus d’agrément des gestionnaires de pays tiers est en grande partie similaire à celui des gestionnaires européens. Toutefois, certaines exigences supplémentaires concernant le pays tiers dans lequel le gestionnaire ou le FIA sont établis ont été instaurées.

La demande d’agrément du gestionnaire devra ainsi être adressée à l’autorité compétente de l’État membre de référence, qui vérifiera que l’ensemble des dispositions de la Directive ont bien été respectées par le gestionnaire. Les principales obligations à respecter pour obtenir l’agrément devraient être les suivantes : (i) respecter des exigences minimales de fonds propres, (ii) mettre en place des politiques et pratiques de rémunération, (iii) adopter des procédures internes qui permettent d’évaluer correctement les éléments d’actif détenus par les fonds, (iv) désigner un dépositaire distinct du gestionnaire ayant notamment pour mission de conserver les actifs des fonds et (v) respecter des obligations d’information à l’égard des investisseurs et des autorités de tutelle.

De plus, des modalités de coopération appropriées devront exister entre les autorités compétentes de l’État tiers où est établi le gestionnaire, celles de l’État membre de référence, et celles de l’État où le FIA a son domicile (l’État de domiciliation du FIA) s’il diffère des précédents. De même, le pays d’établissement du gestionnaire ou du FIA ne devra pas figurer sur la liste des pays et territoires non coopératifs du Groupe d’action financière pour la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (GAFI).

En outre, l’article 37 de la Directive précise que le pays tiers d’établissement du gestionnaire devra avoir signé avec l’État membre de référence un accord respectant l’article 26 du modèle OCDE de convention fiscale concernant le revenu et la fortune et garantissant un échange efficace d’informations en matière fiscale6.

Un gestionnaire canadien qui obtient l’agrément pourra alors gérer et commercialiser ses fonds européens partout dans l’UE en vertu du régime du Passeport après une simple notification auprès de chaque autorité dans chacun des pays européens visés.

b) Les conditions applicables à la commercialisation dans l’UE, avec un Passeport, de FIA gérés par un gestionnaire de pays tiers

Il convient de distinguer selon que la commercialisation interviendra auprès de clients professionnels ou de clients non-professionnels.

i. Commercialisation auprès de clients professionnels (articles 39 et 40 de la Directive)

Outre le respect des exigences posées par la Directive aux gestionnaires établis dans des pays membres décrites ci-dessus, les gestionnaires de pays tiers devront également remplir des conditions supplémentaires si le FIA est établi dans un pays tiers7 qui rappellent celles exigées pour l’octroi de l’agrément, soit :

  • l’existence de modalités de coopération appropriées entre les autorités compétentes de l’État membre de référence et celles de l’État où le FIA a son domicile;
  • le pays d’établissement du gestionnaire ne devra pas figurer sur la liste des pays et territoires non coopératifs du GAFI;
  • le pays tiers d’établissement du FIA devra avoir signé avec l’État membre de référence un accord respectant l’article 26 du modèle OCDE de convention fiscale concernant le revenu et la fortune et garantissant un échange efficace d’informations en matière fiscale.

Ces dispositions ont été transposées en droit français à l’article L. 214- 24-1 du Code monétaire et financier français, qui prévoit la nécessité d’une notification préalable à l’Autorité des marchés financiers (France) (l’« AMF ») et renvoie aux dispositions du Règlement général de l’AMF (le « RGAMF ») pour en connaître les modalités.

Au plus tard 20 jours ouvrables après réception de la notification complète, l’AMF indiquera alors au gestionnaire s’il peut commencer à commercialiser le FIA ayant fait l’objet de la notification en France.

Il convient de préciser que l’AMF ne pourra s’opposer à la commercialisation d’un FIA que si la gestion de ce FIA par le gestionnaire n’est pas ou ne serait pas conforme aux dispositions législatives et réglementaires applicables aux sociétés de gestion de portefeuille françaises.

En cas de décision positive, le gestionnaire pourra commencer la commercialisation du FIA en France dès la date de notification en ce sens par l’AMF.

L’AMF informera également l’ESMA et les autorités compétentes du pays où le FIA est établi du fait que le gestionnaire a été autorisé à commencer la commercialisation des parts ou actions de ce FIA en France.

ii. Commercialisation auprès de clients non-professionnels (article 43 de la Directive)

En plus des obligations prévues par la Directive, les gestionnaires de pays tiers bénéficiant du Passeport devront également justifier du respect des conditions particulières prévues à l’article 421-13 du RGAMF. Ils devront à ce titre respecter la même procédure d’autorisation préalable que celle applicable à la commercialisation sans Passeport auprès de clients non professionnels (dont il sera traité dans un bulletin Lavery Capital subséquent).

Enfin, il convient de préciser que les gestionnaires canadiens devraient pouvoir être exemptés du respect de certaines dispositions de la Directive relatives au régime du Passeport, s’ils sont en mesure de prouver :

  • d’une part qu’il leur est impossible de respecter à la fois une disposition de la Directive et une disposition obligatoire de la réglementation canadienne,
  • d’autre part que la réglementation canadienne qu’ils respectent prévoit une disposition équivalente à la réglementation européenne offrant le même niveau de protection aux investisseurs du fonds.

Il convient de relever que la Directive prévoit à son article 68, l’existence d’une période transitoire de trois ans après l’extension du Passeport aux gestionnaires d’un pays tiers, durant laquelle le régime du Passeport et les régimes de placement nationaux pourront coexister et être choisis librement et alternativement par les gestionnaires de ce pays tiers.

À l’expiration de cette période transitoire, en principe, au plus tard trois ans après que le régime de Passeport aura vraisemblablement été étendu aux gestionnaires canadiens de FIA, l’ESMA aura à se prononcer sur la possibilité de laisser les gestionnaires des pays tiers continuer à opter pour le mécanisme des placements privés en dépit de l’extension du Passeport. À cet effet, une nouvelle recommandation de l’ESMA sera transmise à la Commission européenne en vue d’évaluer la possibilité de supprimer les régimes nationaux.

Conclusion

Les gestionnaires canadiens inscrits auprès de l’une ou l’autre des autorités canadiennes en valeurs mobilières (dont l’Autorité des marchés financiers (Québec)) peuvent espérer que le régime du Passeport sera prochainement élargi afin de leur permettre de bénéficier des avantages offerts par ce régime.

Dans l’intervalle, en raison de l’incertitude quant aux délais avant qu’une décision soit rendue par l’ESMA à l’égard du Canada, les gestionnaires canadiens qui cherchent à commercialiser des fonds d’investissement dans les pays membres de l’UE n’ont d’autre choix que de s’en remettre aux régimes de placements privés nationaux de chacun de ces pays ou d’opter pour la sollicitation inversée lorsqu’elle est possible. Un autre bulletin Lavery Capital traitant de la possibilité pour les gestionnaires canadiens de bénéficier de ces régimes de placements privés nationaux ou des règles de la sollicitation inversée sera publié au cours des prochains mois.


  1. Qui est plus connue sous son acronyme anglais : « AIFM » ou « AIFMD », qui signifie « Alternative Investment Fund Managers Directive ».
  2. Considérant 64 de la Directive.
  3. Ces dispositions ont été transposées à l’article L. 214-24 du Code monétaire et financier français. On précisera à ce titre qu’il existe en droit français différents types de FIA répondant à des règles distinctes comme suit :
    - les FIA ouverts à des investisseurs professionnels,
    - les FIA ouverts à des investisseurs non-professionnels,
    - les fonds d’épargne salariale,
    - les organismes de titrisation,
    - les autres FIA (groupement forestier, etc.).
  4. Voir article 67 de la Directive.
  5. Le fait d’être inscrit auprès d’une autorité de réglementation au Canada, tel que l’Autorité des marchés financiers (Québec), n’est pas suffisant.
  6. Le Canada a conclu un accord basé sur le modèle OCDE de convention fiscale avec chacun des États membres.
  7. Article 40 alinéa 2 de la Directive.
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