Absence de preuve scientifique concluante : obstacle fatal à l’établissement d’un lien causal en matière de maladie professionnelle? Pas nécessairement selon la Cour suprême du Canada

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Le 24 juin dernier, la Cour suprême du Canada (la « Cour suprême ») rendait jugement dans l’affaire Colombie- Britannique (Workers’ Compensation Appeal Tribunal) c. Fraser Health Authority1 (« l’arrêt Fraser »). Brièvement, il était question de sept techniciennes de laboratoire d’un même hôpital qui étaient atteintes d’un cancer du sein. Elles avaient chacune produit une demande d’indemnisation en vertu de la Workers Compensation Act (la « Loi »), alléguant que leur cancer constituait une maladie professionnelle. En Colombie- Britannique, l’un des critères applicable pour déterminer s’il s’agit d’une maladie professionnelle est que le travail doit avoir eu un lien causal significatif avec la maladie.

Historique

Les demandes d’indemnisation ont été rejetées par le Workers Compensation Board (la « Commission »). Les travailleuses ont porté cette décision en appel devant le Workers’ Compensation Appeal Tribunal de la Colombie-Britannique (le « Tribunal »). Les membres majoritaires du Tribunal ont renversé la décision de la Commission, affirmant qu’un décideur peut inférer un lien de causalité selon « le gros bon sens », même en l’absence d’une preuve scientifique établissant un tel lien. À la suite d’un réexamen, d’une révision judiciaire et d’un appel, la décision du Tribunal a été annulée, les réclamations des travailleuses étant ainsi rejetées. Ces dernières ont ensuite interjeté appel devant la Cour suprême du Canada.

Décision de la Cour suprême

Deux questions ont été étudiées par la Cour suprême: (1) la compétence du Tribunal pour réexaminer sa propre décision et (2) la preuve nécessaire à l’établissement d’un lien causal significatif entre le cancer du sein et le travail effectué à titre de technicienne de laboratoire. C’est sur cette deuxième question que nous nous pencherons dans le présent bulletin.

Les juges majoritaires ont conclu qu’un lien causal significatif pouvait être établi même en absence de preuve médicale confirmant ou réfutant l’existence d’un tel lien. Les normes d’ordre scientifique sont plus exigeantes que les normes juridiques afin d’établir un lien de causalité. Par ailleurs, le Tribunal peut tenir compte d’autres éléments de preuve afin d’évaluer l’existence du lien causal significatif. En l’espèce, les deux rapports scientifiques qui avaient été déposés ne pouvaient établir de lien entre les cancers et le travail effectué. La Cour suprême a toutefois tranché que la décision du Tribunal était raisonnable, puisqu’elle était basée sur d’autres éléments de preuve, notamment la prévalence plus élevé de cancer du sein dans le milieu de travail des plaignantes et que la détermination du lien causal significatif fait partie du champ d’expertise du Tribunal.

Il est à noter que la juge Côté a présenté une forte dissidence sur la question de la preuve nécessaire pour établir un lien de causalité ainsi que sur l’expertise du Tribunal. Pour cette dernière, la décision du Tribunal est le résultat de simples spéculations et fait abstraction du critère du lien causal significatif. Elle souligne également que le Tribunal ne possède pas une expertise relative aux questions médicales, tel que l’avait mentionné la Cour d’appel de la Colombie-Britannique.

Impacts au Québec?

Le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») sera-t-il tenté de s’inspirer des principes énoncés dans l’arrêt Fraser?

Tout d’abord, il est à noter que plusieurs distinctions importantes existent entre les lois du Québec et celles de la Colombie-Britannique. En effet, la notion de « lien causal significatif » est celle qui est utilisée par les tribunaux britanno-colombiens afin de déterminer si un travailleur a subi ou non une lésion professionnelle. Il ne s’agit pas d’un concept qui est présent dans la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles2 (la « LATMP »). En absence d’application de la présomption de l’article 29 de la LATMP, l’article 30 de la même loi impose au travailleur le fardeau de démontrer que sa maladie est caractéristique du travail exercé ou reliée aux risques particuliers du travail exécuté3.

Une autre distinction doit également être soulevée. La Cour suprême prend acte dans sa décision de l’article 250(4) de la Loi de la Colombie- Britannique qui prévoit qu’en cas de valeur probante égale entre la preuve du travailleur et celle de son employeur, le Tribunal doit trancher en faveur du travailleur. Une telle règle n’a pas d’équivalent en droit québécois. Tout au plus, l’article introductif de la LATMP précise que « la loi a pour objet la réparation des lésions professionnelles et des conséquences qu’elles entraînent pour les bénéficiaires »4, ce qui ne dispense pas la partie sur qui repose le fardeau de la preuve d’établir les faits qu’elle allègue selon la prépondérance de la preuve. Une valeur probante équivalente devrait ainsi mener à une décision défavorable à la partie sur qui repose le fardeau de la preuve. Puisque l’article 30 de la LATMP stipule que le fardeau repose sur le travailleur, ce dernier doit présenter une preuve ayant une valeur probante supérieure à l’hypothèse contraire5. S’il n’y parvient pas, sa réclamation devrait être rejetée.

De plus, la juge dissidente ainsi que la Cour d’appel de la Colombie- Britannique invoquent le fait que le Tribunal de la Colombie-Britannique ne détient pas une expertise relative aux questions médicales. Ce principe provient de la décision Page v. British Columbia (Workers’ Compensation Appeal Tribunal)6, qui est citée à de nombreuses reprises par la jurisprudence britanno-colombienne. Dans cette affaire, le juge a conclu que le Tribunal ne pouvait rejeter l’expertise médicale non contredite d’un psychiatre établissant un diagnostic de syndrome post-traumatique afin de substituer sa propre expertise puisqu’il n’en possède pas. Or, au Québec, la division de la santé et de la sécurité du travail du TAT possède une expertise médicale de par sa spécialisation7.

Le TAT dispose même d’une connaissance d’office des « notions de base qui sont généralement reconnues par la communauté médicale, qui ne font pas l’objet de controverse scientifique, qui ne relèvent pas d’une expertise particulière et qui ont pu être exposées à maintes reprises devant le tribunal ».8 L’article 26 du Règlement sur la preuve et la procédure du Tribunal administratif du travail9 prévoit également que « le Tribunal prend connaissance d’office des faits généralement reconnus, des opinions et des renseignements qui relèvent de sa spécialisation ». Il est par ailleurs prévu dans la LATMP que des médecins assesseurs peuvent assister aux audiences10. En somme, le champ d’expertise du TAT se distingue de celui du Tribunal de la Colombie-Britannique.

D’autre part, la décision Snell c. Farrel11 de la Cour suprême, appliquée par différents tribunaux québécois dont la Commission des lésions professionnelles (« CLP », maintenant le TAT), explique que les normes scientifiques pour établir un lien de causalité sont plus exigeantes que les normes juridiques. Les tribunaux se doivent de ne pas appliquer un tel niveau d’exigence et doivent appliquer le fardeau tel que prévu par la loi. De ce fait, il demeure possible qu’un tribunal infère un lien de causalité entre le travail effectué et la maladie contractée même en l’absence d’une preuve positive ou scientifique concluant à l’existence de ce lien. En d’autres mots, un travailleur pourra faire la preuve que sa maladie est caractéristique ou reliée aux risques particuliers de son travail même sans une preuve d’expert. Une preuve circonstancielle a ainsi permis à un décideur d’inférer un lien de causalité12, suivant ainsi un raisonnement similaire à celui de l’arrêt Fraser.


  1. 2016 CSC 25.
  2. L.R.Q., c. A-3.001.
  3. Id., art. 30.
  4. Id., art. 1.
  5. Richard (Succession de) et Centre hospitalier Pierre Le Gardeur, 2011 QCCLP 3347, par 430 ss.
  6. 2009 BCSC 493.
  7. Luc Côté et Catherine Dubé-Caillé, « La connaissance d’office et la spécialisation de la Commission des lésions professionnelles : de la théorie à la pratique », dans S.F.C.B.Q., vol. 360, Développements récents en droit de la santé et sécurité au travail (2013), Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 137; Stéphanie Rainville, « La connaissance d’office de la Commission des lésions professionnelles, une revue de la jurisprudence récente », dans Santé et sécurité au travail, vol. 17, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, p. 225.
  8. Vereault et Groupe Compass (Eurest/Chartwell), 2006, n° AZ-50391746 (CLP); Cléroux et SIDO ltée, 2012 QCCLP 3847.
  9. R.R.Q., 1981, c. A-3.001, r. 12.
  10. L.R.Q., c. A-3.00, art. 84.
  11. [1990] 2 RCS 311.
  12. Tevan et Centre de réadaptation de l’Ouest de Montréal, [2000] n° AZ-00304563 (C.L.P.), Laverdière et Maison du Bingo de Lévis, 2010 QCCLP 7894.
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