Les impacts de l’arrêt R. c. Jordan en droit public

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Les délais procéduraux en matière criminelle, pénale, civile, administrative ou disciplinaire, suscitent de nombreuses critiques et contribuent à miner la confiance du public en l’administration de la justice. C’est là une préoccupation au coeur d’un important arrêt rendu le 8 juillet dernier par la Cour suprême du Canada. Dans ce jugement, la Cour institue un nouveau cadre d’analyse pour l’application de l’article 11(b) de la Charte canadienne des droits et libertés1, qui garantit le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Bien que les questions tranchées dans le cadre de cette décision se situent dans les sphères criminelles et pénales, cet arrêt est de nature à susciter une réflexion qui pourrait éventuellement trouver écho en matière administrative et disciplinaire.

Depuis 1992, les tribunaux canadiens appliquaient, afin de déterminer s’il y avait eu, dans un cas donné, violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, le test développé par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Morin2. Dans le cadre de l’application de ce test, les tribunaux examinaient les violations alléguées en soupesant les quatre facteurs suivants :

  • la longueur du délai
  • la renonciation de la défense à invoquer une portion du délai
  • les motifs du délai
  • l’atteinte aux droits de l’inculpé à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable

La décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Jordan3 constitue un changement important par rapport au droit antérieur. Dans cet arrêt de 303 paragraphes, les juges majoritaires écartent en effet le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Morin, soulignant au passage son imprévisibilité d’application, les incohérences dans le traitement jurisprudentiel du préjudice et la difficulté de prouver celui-ci, les difficultés engendrées par l’application rétrospective du test et, finalement, sa grande complexité.

Afin de pallier ces problématiques, les juges majoritaires instaurent un nouveau cadre d’analyse s’articulant autour d’un « plafond présumé ». La Cour fixe ce plafond à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure4. À partir du moment où le délai écoulé entre le dépôt des accusations et la conclusion du procès dépasse ce plafond, il doit être présumé déraisonnable. Il incombe alors au ministère public de réfuter cette présomption, ce qui ne peut être fait qu’en invoquant des circonstances exceptionnelles. À défaut, un arrêt des procédures sera ordonné. Lorsque le « plafond présumé » n’est pas atteint, le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable du délai écoulé repose par ailleurs sur la défense. Dans cette dernière hypothèse, l’arrêt des procédures ne sera prononcé que dans les cas manifestes.

Le rôle du « préjudice »

La question du préjudice semble avoir joué un rôle déterminant dans la réflexion des juges majoritaires et, ultimement, dans leur décision d’écarter le test de l’arrêt Morin. Tel que mentionné précédemment, la difficulté de prouver le préjudice, le caractère hautement subjectif de son analyse et le traitement jurisprudentiel confus dont il fait objet figurent parmi les principaux motifs ayant incité la Cour à réformer le cadre d’analyse applicable :

« [33] Deuxièmement, comme le soulignent les parties et les intervenants, le traitement du préjudice est désormais un des domaines de la jurisprudence relative à l’al. 11b) qui entraîne le plus de dissensions : le préjudice est difficile à prouver et son traitement porte à confusion en plus d’être hautement subjectif. Pour pallier la confusion en cause, les tribunaux ont essayé tant bien que mal de distinguer le préjudice « que l’accusé a réellement subi » du préjudice « présumé ». Or, les tentatives en vue d’établir cette distinction ont mené à des incohérences apparentes, telle la possibilité d’inférer le préjudice même si la preuve démontre que l’accusé n’a, dans les faits, subi aucun préjudice. En outre, l’existence d’un tel préjudice peut être assez difficile à établir, particulièrement celui relatif à la sécurité de la personne et au droit à un procès équitable. En outre, les tribunaux ont conclu qu’[traduction] « il n’est pas nécessairement toujours facile » de distinguer le préjudice qui découle du délai de celui qui découle de l’accusation en tant que telle (R. c. Pidskalny, 2013 SKCA 74 (CanLII), 299 C.C.C. (3d) 396, par. 43). Enfin, même lorsque la preuve produite suffit, son interprétation est un exercice hautement subjectif.

[34] Malgré cette confusion, le préjudice est devenu un facteur important, voire déterminant, comme le démontre la présente affaire. Les longs délais sont jugés « raisonnables » si l’inculpé est incapable de prouver une atteinte réelle et importante à ses droits protégés. Cela pose problème parce que les droits de l’inculpé et du public à un procès dans un délai raisonnable n’est pas nécessairement fonction du degré de souffrance éprouvée par l’inculpé. Les procès retardés peuvent aussi porter préjudice à l’administration de la justice. »5

Considérant ce qui précède, les juges majoritaires excluent le préjudice des facteurs explicitement considérés dans le cadre de la nouvelle approche qu’ils proposent. Le préjudice continue toutefois de jouer un certain rôle, ayant été considéré par la Cour afin de fixer les paramètres du plafond présumé :

« [109] Deuxièmement, le nouveau cadre d’analyse résout les difficultés relatives au concept de préjudice. Plutôt que d’être un facteur analytique en tant que tel, le concept de préjudice sous-tend l’ensemble du cadre. En effet, il en a été tenu compte dans l’établissement du plafond. Ce préjudice a également un lien étroit avec l’initiative dont fait preuve la défense, dans la mesure où nous pouvons nous attendre à ce que les personnes accusées qui subissent réellement un préjudice soient proactives pour faire avancer leur dossier.

[110] Le traitement du préjudice est le domaine de la jurisprudence relative à l’al. 11b) qui a créé le plus de dissension depuis deux décennies. Traiter le préjudice comme un élément contribuant à l’établissement du plafond, plutôt que comme un facteur d’analyse, reflète également mieux, comme nous l’avons dit, que les délais prolongés cause un préjudice non seulement aux accusés, mais également aux victimes, aux témoins et au système de justice dans son ensemble. »6

Une fois le plafond présumé atteint, l’absence de préjudice ne saura toutefois en aucun cas servir à justifier des délais. En effet, la Cour suprême instaure une forme de présomption irréfutable de préjudice, une fois le plafond dépassé :

« [54] En troisième lieu, bien que le préjudice ne constituera plus explicitement un facteur dans l’analyse applicable à une demande fondée sur l’al. 11b), il éclaire les paramètres du plafond présumé. En effet, une fois que ce dernier a été dépassé, nous tenons pour acquis que l’inculpé a subi une atteinte à ses droits à la liberté, à la sécurité de sa personne et à un procès équitable protégés par la Charte. Comme l’a dit la Cour dans Morin, « on peut déduire qu’un délai prolongé peut causer un préjudice à l’accusé » (p. 801; voir aussi Godin, par. 37). Soulignons qu’il ne s’agit pas d’une présomption réfutable : une fois que le plafond a été dépassé, le fait que l’accusé n’ait pas réellement subi de préjudice ne saurait transformer le délai déraisonnable en délai raisonnable. »7

Au-delà du plafond présumé, l’absence de préjudice n’aura donc désormais plus aucune incidence sur le caractère raisonnable ou non des délais.

Les impacts en droit administratif et disciplinaire

D’entrée de jeu, il convient de rappeler que l’article 11(b) de la Charte canadienne vise « l’inculpé » et, partant, ne s’applique qu’en matière criminelle. En droit administratif, les délais déraisonnables peuvent malgré tout être sanctionnés, que ce soit en application de l’article 7 de cette même Charte ou, tout simplement, en application des principes du droit administratif, tel que l’exprimait la Cour suprême dans l’arrêt Blencoe8. Ces principes s’appliquent également en droit disciplinaire, tel qu’il appert de la décision rendue par la Cour d’appel dans Huot c. Pigeon9.

Or, que ce soit en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne ou des principes du droit administratif, le préjudice est appelé à jouer un rôle important dans l’examen des délais pouvant donner ouverture à un arrêt des procédures. En effet, pour qu’il y ait violation du droit à la sécurité protégé par l’article 7 de la Charte canadienne, il doit y avoir démonstration d’une atteinte à l’intégrité corporelle ou à l’intégrité psychologique. Lorsque l’atteinte est de nature psychologique, elle doit en outre être grave :

« Premièrement, le préjudice psychologique doit être causé par l’État, c’est-à-dire qu’il doit résulter d’un acte de l’État. Deuxièmement, le préjudice psychologique doit être grave. Les formes que prend le préjudice psychologique causé par le gouvernement n’entraînent pas toutes automatiquement des violations de l’art. 7. »10

Il en va de même en application des principes du droit administratif :

« Selon moi, le droit administratif offre des réparations appropriées en ce qui concerne le délai imputable à l’État dans des procédures en matière de droits de la personne. Cependant, le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire (voir: R. c. L. (W.K.), 1991 CanLII 54 (CSC), [1991] 1 R.C.S. 1091, à la p. 1100; Akthar c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 C.F. 32 (C.A.). En droit administratif, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important. »11

Ces principes subsistent, bien sûr, malgré la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Jordan. Mais, à la lumière de cet arrêt, il est vraisemblablement permis d’envisager une réforme analogue en la matière dans un avenir plus ou moins rapproché. En effet, la difficulté de prouver le préjudice engendré par de longs délais et la confusion jurisprudentielle dans le traitement du préjudice n’existent pas qu’en matière criminelle, mais également en matière administrative et disciplinaire. Qui plus est, les délais prolongés causent préjudice à toutes les parties, aux témoins et au système, qu’il soit administratif ou judiciaire. Enfin, les tribunaux administratifs et les instances disciplinaires ont eux aussi, nous semble-t-il, le devoir implicite de préserver la confiance du public en l’administration de la justice dans son ensemble.

 


  1. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)] (ci-après, la « Charte canadienne »).
  2. R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771 (ci-après, « l’arrêt Morin »).
  3. R. c. Jordan, 2016 CSC 27 (ci-après, « l’arrêt Jordan »).
  4. Les délais imputables à la défense sont exclus du calcul du délai.
  5. Préc., note 3.
  6. Préc., note 3.
  7. Ibid.
  8. Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44.
  9. Huot c. Pigeon, 2006 QCCA 164.
  10. Préc., note 9, par. 57.
  11. Id., par. 101.
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