La Cour suprême du Canada renforce la protection du privilège relatif au litige en l’élevant au rang de privilège générique

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Dix ans après Blank c. Canada (Ministre de la Justice)1, l’arrêt de référence en matière de privilège relatif au litige, la Cour suprême du Canada a saisi l’occasion qui lui était présentée de réaffirmer et d’approfondir les enseignements dégagés dans cette importante décision. En effet, dans son tout récent arrêt Lizotte c. Aviva, Compagnie d’Assurance du Canada2, rendu le 25 novembre 2016, la plus haute cour du pays a clarifié les contours et renforcé la portée du privilège relatif au litige. Elle s’est aussi intéressée de plus près à la manière dont les législateurs doivent s’y prendre afin de déroger à l’application de ce privilège de common law qui trouve également application en droit civil québécois.

Le contexte

Cette affaire s’inscrit dans le cadre d’une enquête de la syndique adjointe de la Chambre de l’assurance de dommages à l’endroit d’un expert en sinistre soumis à ses pouvoirs d’enquête en matière déontologique. S’appuyant sur l’article 337 de la Loi sur la distribution de produits et services financiers (la « LDPSF ») qui prévoit l’obligation pour un assureur de fournir « tout document ou tout renseignement » sur les activités d’un représentant sous enquête, la syndique adjointe s’est adressée à la compagnie d’assurance Aviva afin d’obtenir une copie complète d’un dossier de réclamation dont l’expert en sinistre concerné avait la gestion. Aviva s’est opposée à cette demande au motif que certains documents étaient protégés par le privilège relatif au litige. Bien que le litige soit ultérieurement devenu sans objet à la suite de la conclusion d’un règlement hors cour du litige impliquant Aviva et son assurée, la syndique a néanmoins décidé de soumettre à la Cour, par voie de requête en jugement déclaratoire, la question de savoir si le libellé général de l’article 337 de la LDPSF suffit à écarter l’application du privilège relatif au litige.

Les caractéristiques du privilège relatif au litige

Tel qu’exprimé dans l’arrêt Blank, rendu par la Cour suprême en 2006, le but du privilège relatif au litige est d’assurer l’efficacité du processus de débat contradictoire, en donnant aux parties « la possibilité de préparer leurs arguments en privé, sans ingérence de la partie adverse et sans crainte d’une communication prématurée »3. Le privilège relatif au litige crée donc une immunité de divulgation à l’égard des documents et communications dont l’« objet principal » est la préparation d’un litige.

En raison de ses origines, ce privilège a souvent été confondu avec le secret professionnel de l’avocat. L’arrêt Blank est cependant venu marquer une distinction conceptuelle très nette entre ces deux notions. Dans cette affaire, la Cour suprême a ainsi fait remarquer que « [c]es privilèges coexistent souvent et [qu’]on utilise parfois à tort le nom de l’un pour désigner l’autre, mais [que] leur portée, leur durée et leur signification ne coïncident pas »4. La Cour précise également que le privilège relatif au litige, « contrairement au secret professionnel de l’avocat, n’est ni absolu quant à sa portée, ni illimité quant à sa durée ».5

Les distinctions identifiées dans l’arrêt Blank entre ces deux notions sont ainsi réitérées dans l’arrêt Lizotte :

  • le secret professionnel de l’avocat vise à préserver une relation alors que le privilège relatif au litige vise à assurer l’efficacité du processus contradictoire;
  • le secret professionnel est permanent, alors que le privilège relatif au litige est temporaire et s’éteint avec le litige;
  • le privilège relatif au litige s’applique à des parties non représentées, alors même qu’il n’y a aucun besoin de protéger l’accès à des services juridiques;
  • le privilège relatif au litige couvre des documents non confidentiels. En effet, contrairement au secret professionnel, la confidentialité n’est pas une condition essentielle du privilège relatif au litige;
  • le privilège relatif au litige n’a pas pour cible les communications entre un avocat et son client en tant que telles.

Malgré les distinctions claires entre ces deux privilèges, l’arrêt Lizotte ne manque pas d’insister sur les traits communs qui les unissent, notamment le fait qu’ils servent une cause commune : l’administration sûre et efficace de la justice6. La Cour est ensuite amenée à se prononcer sur la question de l’opposabilité du privilège relatif au litige à l’égard des tiers, notamment les enquêteurs. Selon la Cour, il n’est pas souhaitable d’exclure les tiers de son application ou de l’exposer aux aléas de procédures disciplinaires et judiciaires qui pourraient mener à la divulgation de documents qui seraient autrement protégés et ce, même en tenant pour acquis qu’il n’existe aucun risque que l’enquête d’un syndic mène à une divulgation de documents privilégiés. En effet, la seule possibilité que le travail d’une partie soit utilisé par le syndic pendant la préparation du litige pourrait, selon la Cour, décourager la mise par écrit des efforts de cette partie7. Ainsi, à moins qu’un tiers puisse satisfaire à une exception reconnue au privilège relatif au litige, celui-ci peut lui être opposé.

Enfin, il est intéressant de noter que dans l’arrêt Blank, la Cour a reconnu que si le secret professionnel de l’avocat a bénéficié, au fil des ans, d’une interprétation libérale à la mesure de son importance, il en est tout autrement du privilège relatif au litige dont la portée a dû être adaptée à la tendance favorable dans la législation et la jurisprudence modernes à la divulgation mutuelle et réciproque qui caractérise le processus judiciaire8.

La consécration d’un nouveau privilège générique

Cette dernière remarque, que l’on pourrait qualifier d’obiter dictum, n’a cependant pas empêché la Cour suprême de pousser plus loin la protection reconnue au privilège relatif au litige à l’occasion de l’arrêt Lizotte en élevant celui-ci au rang de « privilège générique », c’est-àdire un privilège qui comporte une présomption de non-divulgation à chaque fois que ses conditions d’application sont établies; par opposition à un privilège reconnu au cas par cas dont l’application dépend, comme son nom l’indique, d’une analyse particularisée en fonction d’un test à quatre volets comportant une mise en balance des intérêts en cause. La Cour indique :

« [36] Ainsi, bien que le privilège relatif au litige se distingue du secret professionnel de l’avocat puisqu’il vise à faciliter un processus, celui du procès contradictoire (Blank, par. 28, citant Sharpe, p. 164-165), et non à protéger une relation, il constitue néanmoins un privilège générique. Il est reconnu par la common law et il fait naître une présomption d’inadmissibilité pour une catégorie de communications, soit celles dont l’objet principal est la préparation d’un litige (Blank, par. 60).

[37] C’est donc dire que, à moins que l’on soit dans un cas visé par une des exceptions au privilège relatif au litige, tout document satisfaisant aux conditions de son application sera couvert par une immunité de divulgation. Cela étant, il ne revient pas à une partie revendiquant le privilège relatif au litige d’établir au cas par cas que celui-ci devrait s’appliquer compte tenu des faits de l’espèce et des « intérêts publics » en cause (National Post, par. 58). »

Pour saisir toute l’importance de l’arrêt Lizotte, il faut savoir que le droit reconnaît très peu de ces privilèges dits « génériques ». Hormis le secret professionnel de l’avocat qui est « l’exemple de privilège générique le plus remarquable »9, les seuls autres privilèges génériques que nous avons recensés en jurisprudence sont le privilège relatif aux indicateurs de police10, le privilège des communications entre époux11 et le privilège relatif au règlement d’un litige12.

La Cour suprême avait même refusé, dans l’arrêt R. c. National Post, la reconnaissance du privilège du secret des sources des journalistes au rang de privilège générique, en soulignant qu’« [i]l est probable qu’à l’avenir, tout nouveau privilège « générique » sera créé, le cas échéant, par une intervention législative ».

Les exceptions au privilège relatif au litige

À l’instar des autres privilèges génériques, le privilège relatif au litige est sujet à des exceptions clairement définies, plutôt qu’à une mise en balance des intérêts au cas par cas. La Cour a ainsi statué que les exceptions reconnues au secret professionnel de l’avocat sont également applicables au privilège relatif au litige13, à savoir les exceptions relatives à la sécurité publique, à l’innocence d’un accusé et aux communications de nature criminelle. S’y ajoute également l’exception au privilège relatif au litige déjà reconnue dans l’arrêt Blank relativement à la « divulgation d’éléments de preuve démontrant un abus de procédure ou une conduite répréhensible similaire de la part de la partie qui le revendique ».

La mise à l’écart législative du privilège relatif au litige

Bien qu’il demeure indéniable que le privilège relatif au litige n’a pas le même statut que le secret professionnel de l’avocat – un principe de justice fondamentale et « un droit civil de la plus haute importance dans le système de justice canadien »14 - il n’en demeure pas moins qu’il a été qualifié d’« essentiel au bon fonctionnement du système de justice »15 en ce qu’il se situe au coeur du système accusatoire et contradictoire, et parce qu’il favorise la recherche de la vérité en permettant aux parties de se préparer adéquatement dans le cadre de leur litige.

Pour cette raison, la Cour rappelle l’exigence voulant que la modification ou l’abrogation de certaines règles de common law qui ont une importance fondamentale nécessitent l’utilisation par le législateur de termes clairs et explicites. Il en découle qu’une partie ne peut être privée du droit de revendiquer le privilège relatif au litige sans qu’un texte législatif clair et explicite ne le prévoit. Sous ce rapport, l’article 337 de la LDPSF sur lequel s’appuyait la syndique adjointe de la Chambre de l’assurance de dommages n’a pas été jugé suffisant pour écarter l’application de ce privilège.

Le législateur québécois, de même que celui des autres provinces et du fédéral, devront donc prendre acte de cet important arrêt et seront vraisemblablement appelés à modifier le libellé des dispositions générales relatives à la production de documents qui ne précisent pas clairement qu’elles s’appliquent aux documents à l’égard desquels le privilège relatif au litige, ou tout autre privilège de même nature, pourrait être invoqué.


  1. [2006] 2 R.C.S. 319 (« Blank »).
  2. 2016 CSC 52 (« Lizotte »).
  3. Blank, par. 27.
  4. Id., par. 1.
  5. Id., par. 37.
  6. Lizotte, par. 24.
  7. Id., par. 52.
  8. Blank, par. 60, 61.
  9. R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, par. 28.
  10. R. c. Basi, [2009] 3 R.C.S. 389, par. 22.
  11. Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5, art. 4(3); R. c. McClure, précité, par. 28.
  12. Sable Offshore Energy Inc. c. Ameron International Corp., [2013] 2 R.C.S. 623, par. 12.
  13. Smith c. Jones, [1999] 1 R.C.S. 455, par 44.
  14. Canada (Procureur général) c. Chambre des notaires du Québec, 2016 CSC 20, par. 5.
  15. Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health, [2008] 2 R.C.S. 574.
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