Fractionnement d’accréditation : la Cour d’appel du Québec remet en question l’application automatique des critères traditionnels

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Par la publication de deux décisions1 rendues en concomitance le 8 mai dernier, la Cour d’appel du Québec a déterminé qu’il n’est plus approprié d’appliquer de façon mécanique la grille d’analyse des critères de fractionnement d’une unité de négociation jusqu’alors existante. Se basant sur les enseignements récents de la Cour suprême du Canada, la Cour d'appel a jugé que la limite qu’imposent ces critères à la liberté de choix des salariés, au mépris du droit fondamental à la liberté d’association, pourrait être injustifiée et disproportionnée dans certaines circonstances.

C’est en effet la conclusion à laquelle arrive la Cour d’appel, statuant sur les appels de deux demandes en contrôle judiciaire de décisions de la Commission des relations du travail (la « CRT »), et ce, à la lumière de la décision Association de la police montée de l’Ontario c. Canada (Procureur général) 2, rendue par le plus haut tribunal du pays après la mise en délibéré des affaires en cause par la Cour supérieure du Québec.

L’affaire Renaud-Bray

Dans la décision Syndicat des employées et employés professionnelsles et de bureau, section locale 574 (SEPB) CTC-FTQ c. Association syndicale des employés(es) de production et de services (ASEPS) 3, les salariés de la succursale de Victoriaville du libraire Renaud- Bray, alors membres d’une unité globale comprenant neuf autres établissements, estimaient être mal représentés par le Syndicat appelant. Ceux-ci souhaitaient être exclus de l’unité globale et se joindre à l’Association intimée, afin de retrouver l’unité distincte pour leur succursale qui existait avant la fusion des accréditations détenues par le Syndicat en 2004.

Au motif de leur requête, les salariés invoquaient les contextes économique et opérationnel fort différents de ceux des autres succursales de l’unité globale, pour la plupart situées dans la région métropolitaine de Montréal. Saisie du pourvoi en contrôle judiciaire de cette affaire, la Cour supérieure a conclu que la CRT avait erré en imposant à l’Association le lourd fardeau de remplir les critères usuels en matière de fractionnement d’accréditation. Estimant qu’il serait inutile de renvoyer le dossier à la CRT, elle avait alors accrédité l’Association.

Appliquant la norme de la décision raisonnable, la Cour d’appel passe en revue l’évolution de la portée du droit à la liberté d’association garanti par les Chartes 4 et la législation en droit du travail 5, avant de faire état du virage jurisprudentiel plus récent qui favorise une interprétation généreuse de cette notion, fondée sur l’objet de la garantie constitutionnelle. Adoptant les principes édictés dans l’arrêt Association de la police montée de l’Ontario, précité 6, la Cour souligne ensuite que le droit à la liberté d’association protège celui de s’unir à d’autres et de constituer des associations et que cette dernière faculté inclut le droit des salariés de choisir ce qui est dans leur intérêt et la façon de défendre cet intérêt.

La Cour énumère ensuite les critères traditionnels du fractionnement, qui requièrent la présence d’un motif sérieux justifiant de renverser la présomption de maintien de l’unité de négociation existante et qui, contrairement aux critères applicables aux demandes d’accréditation ou de fusion d’unités de négociation, écartent de façon marquée la prise en considération des volontés des salariés. Elle précise de plus que les limites à cette liberté de choix des salariés quant aux unités de négociation sont inévitables, mais qu’elles ne peuvent restreindre la liberté d’association que d’une façon proportionnée et justifiée dans les circonstances, de manière à permettre au régime de relations du travail de fonctionner adéquatement.

Évaluant qu’en l’espèce, les critères usuels en matière de fractionnement ont été utilisés de façon disproportionnée et injustifiée, la Cour d’appel conclut que la décision de la CRT est déraisonnable, et ce, pour trois motifs : (i) la CRT n’a pas traité de la question de l’opposition des salariés à intégrer l’unité globale au départ, alors qu’il n’y avait pas eu de vérification du caractère représentatif de l’association requérante à l’époque de la fusion des neuf unités de négociation, (ii) celle-ci n’a pas non plus considéré l’histoire des accréditations chez l’employeur, laquelle révèle qu’une succursale constitue habituellement une unité de négociation appropriée chez ce dernier et (iii) la CRT n’a pas établi en quoi la stabilité de l’unité de négociation en place ou la préservation de la paix industrielle lui permettait d’appliquer les critères traditionnels et ainsi de faire abstraction de la volonté ferme des salariés. Enfin, la Cour d’appel termine en affirmant que le juge du procès a outrepassé ses pouvoirs, précisant qu’il devait renvoyer le dossier devant le Tribunal administratif du travail (le « TAT ») plutôt que d’accréditer sur-le-champ l’Association.

L’affaire Ville de Québec

Dans la deuxième affaire, Syndicat des juristes du secteur municipal (CSQ) c. Alliance des professionnels et professionnelles de la Ville de Québec 7, la CRT avait refusé de scinder l’unité de négociation des professionnels de la Ville de Québec, ce qui aurait permis à 30 juristes de la Ville d’être accrédités au sein d’une unité distincte, comme ces derniers le requéraient. Ceux-ci alléguaient que leurs obligations déontologiques rendaient insoutenable leur maintien dans une unité commune à celle des autres professionnels de la Ville, puisqu’ils devaient continuellement dénoncer à leur employeur les manquements et fautes de ces derniers, ce qui les plaçait dans une situation constante de conflits d’intérêts.

La CRT avait alors appliqué les critères traditionnels du fractionnement sans justifier cette approche et sans se prononcer sur le malaise déontologique découlant du devoir de loyauté des juristes, limitant plutôt sa courte analyse à la question des possibilités de conflits d’intérêts. Elle n’avait pas non plus traité de la portée du droit constitutionnel à la liberté d’association tel qu’il a évolué récemment ni de l’effet de celui-ci sur l’application des critères traditionnels de fractionnement. Par la suite, la Cour supérieure, en contrôle judiciaire, avait jugé que la décision de la CRT faisait partie des issues raisonnables possibles.

Toujours sous la plume de l’honorable Robert M. Mainville, la Cour d’appel constate ces lacunes sérieuses dans l’analyse de la CRT, puis, se basant sur le discours de la Cour suprême et reproduisant les motifs qu’elle a invoqués dans l’affaire Renaud-Bray, déclare déraisonnable la décision initiale et retourne le dossier devant le TAT afin de permettre à celui-ci d’étudier l’affaire en tenant compte de l’évolution du droit constitutionnel à la liberté d’association.

Ce qu’il faut en retenir

Dans les prochains moins, il faudra surveiller de près la position du TAT, qui devra réévaluer si la présomption du maintien de l’unité d’accréditation existante et le caractère exceptionnel de son fractionnement sont toujours constitutionnellement acceptables au regard de l’interprétation désormais plus large du droit à la liberté d’association qu’adoptent les tribunaux. Plus particulièrement, le TAT devra décider si, par l’utilisation de la grille d’analyse traditionnelle du fractionnement d’accréditation, la liberté de choisir des salariés est atteinte d’une façon disproportionnée et injustifiée, à un point tel que cette limite n’est plus nécessaire pour assurer un fonctionnement adéquat du régime des relations du travail.

Il sera intéressant d’observer de quelle façon le TAT répondra à cette question, considérant que la Cour d’appel a spécifié qu’on ne devait pas interpréter la décision Renaud-Bray comme statuant que les critères usuels sont désormais inapplicables en tout temps, mais qu’il faut plutôt en retenir que ces derniers pourraient être inappropriés dans certaines circonstances et que l’application mécanique des critères […] n’est pas une justification en soi pour restreindre la liberté d’association des salariés.

Nous vous tiendrons informés des développements à cet égard.


  1. Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 574 (SEPB) CTC-FTQ c. Association syndicale des employés(es) de production et de services (ASEPS), 2017 QCCA 737 et Syndicat des juristes du secteur municipal (CSQ) c. Alliance des professionnels et professionnelles de la Ville de Québec, 2017 QCCA 736.
  2. [2015] 1 R.C.S. 3.
  3. Préc., note 1.
  4. Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, art. 2; Charte des droits et libertés de la personne, R.L.R.Q. c. C-12, art. 3.
  5. Code du travail, R.L.R.Q. c. C-27, art. 3.
  6. Préc., note 2.
  7. Préc., note 1.
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