Bell c. Cogeco: une expérience judiciaire en concurrence déloyale

Il n’est pas rare de voir, dans le marché très compétitif des télécommunications, des fournisseurs de services Internet concurrents se livrer à des batailles publicitaires dans le but d’attirer de nouveaux clients, notamment en raison du faible nombre de compétiteurs. Les compétiteurs sont prêts à tout pour attirer les consommateurs, quitte parfois à embellir quelque peu l’offre de leurs produits et services.

C’est dans ce contexte que la Cour supérieure de l’Ontario a émis dans l’affaire Bell Canada v. Cogeco Cable Canada, 2016 ONSC 6044 1, le 20 septembre 2016, une injonction interlocutoire à l’encontre de Cogeco Cable, afin que l’entreprise cesse d’utiliser, de quelque façon que ce soit, l’expression publicitaire “the best Internet experience in your neighborhood” dans ses publicités au motif que cela constitue une représentation fausse et trompeuse

Les faits et le contexte de l’affaire

Bell Canada (ci-après “Bell”) et Cogeco Cable Canada (ci-après “Cogeco”) sont deux fournisseurs de services Internet concurrents sur le territoire de l’Ontario. Bell et Cogeco n’utilisent pas la même technologie aux fins d’offrir leurs services aux consommateurs. En effet, Cogeco utilise la technologie “hybride fibre optique-câble coaxial” (Cable/HFC) alors que Bell utilise la technologie “digital subscriber lines” (DSL) par ligne téléphonique. En plus de la technologie DSL, Bell utilise également la technologie “Fibre optique jusqu’au domicile” (FTTH), et ce à travers la province de l’Ontario, tandis que Cogeco offre cette technologie seulement dans les nouveaux quartiers résidentiels.

En août 2016, Cogeco a annoncé sa nouvelle identité de marque dans le cadre de sa campagne publicitaire pour la rentrée scolaire. Cette nouvelle image se reflète par la modification du nom de ses forfaits Internet renommés “UltraFibre” et par l’ajout sur la page d’accueil de son site Internet de deux nouvelles phrases publicitaires : “There’s no limit to the things you can explore” et “Enjoy unlimited entertainment with the best Internet experience in your neighborhood”. Ayant eu connaissance de ces nouvelles publicités, Bell intente une action contre Cogeco pour représentations fausses et trompeuses en vertu de l’article 52 de la Loi sur la concurrence et de l’article 7 de la Loi sur les marques de commerce. Bell conteste l’ajout du terme “Ultra” dans le nom des forfaits Internet et plus particulièrement l’emploi par Cogeco de l’expression “the best Internet experience in your neighborhood” dans ses publicités, notamment celles apparaissant sur la page d’accueil de son site Internet.

Analyse et décision

Le juge Matheson a analysé les faits de la présente cause en fonction des critères régissant l’octroi d’une injonction interlocutoire, déterminés par l’arrêt RJR-MacDonald Inc 2, qui sont : 1) l’apparence de droit, 2) le préjudice sérieux ou irréparable, et 3) la prépondérance des inconvénients. Il convient de mentionner que le juge Matheson a rejeté les prétentions de Bell quant à la nouvelle image des forfaits Internet de Cogeco renommés “UltraFibre”. Bien que Cogeco ait ajouté le préfixe “Ultra”, la vitesse réelle de téléchargement étant toujours indiquée dans le nom du forfait, cela ne peut constituer une indication fausse et trompeuse.

1) Apparence de droit

Le juge Matheson a d’abord déterminé s’il y a une question sérieuse à traiter eu égard à la représentation de Cogeco sur son site Internet à l’effet qu’elle offre “the best Internet experience in your neighborhood”.

a) Impression d’ensemble de la publicité

En vertu de l’article 52(4) de la Loi sur la concurrence, il faut considérer l’impression générale créée par la publicité du point de vue du consommateur moyen afin de déterminer si le public peut être trompé. La publicité sera considérée comme fausse et trompeuse sur un point important si le consommateur est influencé à faire un choix qui lui paraît avantageux en raison du contenu ou du message de la publicité.  

À cet égard, le juge Matheson a analysé si la publicité “the best Internet experience in your neighborhood”, apparaissant sur la page d’accueil de Cogeco, considérée dans son ensemble créait une représentation fausse et trompeuse sur un point important du point de vue du consommateur moyen, crédule et technologiquement inexpérimenté.

Cogeco invoquait que l’impression d’ensemble devait s’effectuer en prenant en considération que le consommateur a consulté tout le contenu de la page d’accueil, y compris l’ensemble des textes, graphiques et hyperliens. Cogeco invoque également un avertissement qu’elle a placé sur son site Internet mentionnant qu’elle utilise une combinaison de fibre optique et de câble coaxial. Toutefois, cette mention écrite en très petits caractères n’est pas évidente puisque le consommateur doit cliquer sur plusieurs liens et lire toute la page avant d’arriver à l’avertissement.

Contrairement à l’argument invoqué par Cogeco, la Cour a considéré que l’impression générale de la publicité sur Internet dans le cas en l’espèce, devait être analysée par rapport à ce qu’un consommateur peut voir sur un seul et même écran et non l’ensemble de toutes les pages et les liens y étant reliés. L’avertissement de Cogeco à l’effet qu’elle utilise une combinaison de technologies ne suffit pas pour contrebalancer l’impression générale créée par la publicité puisque l’avertissement n’apparaît pas sur le l’écran principal de la page d’accueil de Cogeco.

b) Définition “Internet experience”

En considérant l’impression générale de la publicité, la Cour a tenté de définir ce qu’est plus précisément l’ “Internet experience”, notamment les critères que recherchent les consommateurs pour des services d’accès Internet.

Cogeco soumet que l’ “Internet experience” consiste en une multitude de facteurs comprenant non seulement la vitesse et la performance, mais également le service à la clientèle et la sécurité du réseau. Par cet argument, Cogeco tente de justifier le fait que sa publicité visait plutôt le fait que Cogeco livrait une expérience client exceptionnelle. Bell, de son côté, soumet que les facteurs les plus importants à prendre en compte dans l’expérience Internet des consommateurs sont la vitesse et la performance.

Le juge Matheson, se basant en partie sur un rapport émis par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes 3 (CRTC) quant à la performance des services Internet offerts aux Canadiens, refuse l’argument de Cogeco, puisque la vitesse est un facteur important pour les consommateurs dans leur choix de services Internet. Dans son rapport, le CRTC indique que la technologie Fibre optique surpasse la technologie Câble/HFC quant entre autres à la vitesse de téléchargement, la vitesse de débit et la fiabilité du réseau. Le rapport du CRTC soulève également que les vitesses plus élevées sont généralement ce que recherchent les consommateurs. Cogeco a d’ailleurs elle-même reconnu que ce rapport représente une comparaison fiable des différentes technologies d’accès Internet. Cogeco n’offrant pas la technologie Fibre optique (FTTH) dans tous les quartiers de l’Ontario, elle ne peut prétendre offrir “the best Internet experience in your neighborhood”. La Cour est donc satisfaite qu’il y a une question sérieuse à traiter eu égard aux représentations fausses et trompeuses.

2) Préjudice irréparable

Concernant les autres critères déterminant l’émission d’une injonction, ces derniers sont également satisfaits suivant l’analyse du juge Matheson. Bell a démontré qu’elle subira un préjudice irréparable puisqu’on ne peut connaitre le nombre exact de clients actuels ou futurs qui ont effectué un choix sur la base des prétentions de Cogeco à l’effet qu’elle offre les meilleurs services d’accès Internet.

3) balance des inconvénients

Il a également été conclu que la balance des inconvénients favorisait l’émission d’une injonction interlocutoire. En effet, bien que Cogeco invoque les coûts reliés à sa campagne publicitaire, il est possible pour Cogeco de modifier la page d’accueil de son site Internet en supprimant ou remplaçant le mot « best » et ce à peu de frais, puisque la phrase n’apparaît que sur la page d’accueil du site Internet de Cogeco.

En considération, la Cour a donc conclu que Cogeco a nui à la compétitivité du marché en invoquant être “ the best ” et ce malgré qu’elle n’offre pas la plus rapide et la meilleure performance en matière de services Internet dans au moins une zone dans laquelle les deux compagnies compétitionnent en Ontario. Un consommateur ordinaire sera vraisemblablement trompé par les représentations de Cogeco à l’effet qu’elle offre “the best Internet experience in your neighborhood”.

Cette décision jette un éclairage sur les précautions que doivent prendre les entreprises oeuvrant dans des marchés hautement compétitifs dans le développement de leurs campagnes et slogans publicitaires. N’hésitez pas à communiquer avec un membre de notre équipe pour de plus amples informations concernant cette décision ou pour tout autre question touchant la propriété intellectuelle.  

  1. Bell Canada v. Cogeco Cable Canada, 2016 ONSC 6044.
  2. RJR-MacDonald Inc. v. Canada (Attorney-General), [1994] 1 S.C.R. 311.
  3. http://crtc.gc.ca/fra/publications/reports/rp160317/rp160317.htm
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