Un regard nouveau sur les injonctions interlocutoires

L’année 2018 s’est avérée importante pour le corpus jurisprudentiel sur les injonctions : la Cour suprême du Canada et la Cour d’appel du Québec ont rendu chacune des arrêts redéfinissant certains paramètres de l’injonction interlocutoire.

R. c. Société Radio-Canada

Le 9 février 2018, la Cour suprême du Canada a rendu un jugement unanime dans l’affaire R. c. Société Radio-Canada1. L’intérêt de cet arrêt porte sur le fait que la Cour revoit le critère de la question sérieuse à juger lorsqu’il s’agit d’une injonction interlocutoire mandatoire, c’est-à-dire une injonction qui ordonne au défendeur de faire quelque chose, contrairement à une injonction prohibitive, qui ordonne au défendeur de s’abstenir de faire quelque chose.

Un accusé a été trouvé coupable du meurtre au premier degré d’un mineur et la Société Radio-Canada (la « SRC ») a publié sur son site Web des renseignements divulguant l’identité de la victime. Une interdiction de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement permettant d’identifier la victime a ensuite été prononcée en vertu du paragraphe (2.2) de l’article 486.4 du Code criminel, à la demande du ministère public. La SRC a refusé de retirer les renseignements de son site Web et le ministère public a déposé une demande pour faire déclarer la SRC coupable d’outrage criminel et pour obtenir une injonction interlocutoire exigeant le retrait des renseignements du site Web. Le premier juge a rejeté la demande du ministère public, concluant qu’il n’avait pas rempli son fardeau quant aux critères de l’injonction interlocutoire mandatoire. La Cour d’appel a accueilli l’appel et accordé l’injonction.

La Cour Suprême explique que, dans les cas d’injonctions interlocutoires mandatoires, le demandeur doit démontrer davantage que la question sérieuse à juger tel que cela a été établi par l’arrêt RJR—MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général)2. Le seuil exigé est la « forte apparence de droit », ce qui requiert au demandeur d’établir « (…) une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès [il] réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance »3. Les deux autres critères pour l’émission d’une injonction interlocutoire (le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients) demeurent inchangés.

La Cour précise que le test modifié ne s’applique que pour les injonctions interlocutoires mandatoires, tout en expliquant qu’une demande d’injonction au libellé prohibitif peut néanmoins exiger du défendeur qu’il fasse quelque chose. Par exemple, ordonner à la SRC de cesser de diffuser des renseignements permettant d’établir l’identité de la victime exigerait un acte positif de la part de la SRC, soit de prendre les mesures pour retirer les renseignements de son site Web. La Cour souligne alors l’importance de regarder au-delà de la forme et du libellé de la demande d’injonction afin de déterminer l’essence des conclusions demandées.

Rappelant la nature discrétionnaire de l’émission d’une injonction interlocutoire et le devoir de retenue d’intervention des cours d’appel, la Cour accueille l’appel et rétablit la décision de première instance concluant que le ministère public n’a pas établi une forte apparence de droit quant à l’existence d’un outrage criminel au tribunal. En effet, comme le paragraphe (2.2) de l’article 486.4 du Code criminel pouvait être raisonnablement interprété comme interdisant seulement les publications diffusées après l’interdiction de publication, le ministère public ne pouvait établir qu’il aurait vraisemblablement eu gain de cause.

Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard

         Le 21 juin 2018, la Cour d’appel a rendu l’arrêt Groupe CRH Canada inc. c. Beauregard4 qui sera sûrement souvent invoqué, puisqu’il redéfinit la relation qui existe entre les trois critères de l’injonction interlocutoire.

Les intimés, des résidents riverains d’un tronçon près du chemin de la Butte-aux-Renards (le « chemin »), ont intenté des procédures en injonction interlocutoire, permanente et en dommages-intérêts, pour faire cesser la circulation de camions sur ce chemin. Le chemin est l’unique voie permettant aux camions de s’approvisionner auprès de la carrière de pierres exploitée par l’appelante Groupe CRH Canada inc. (« CRH ») et des installations de fabrication de produits liés à l’asphaltage de l’appelante Bau-Val inc. (« Bau-Val »). La mise en cause KPH Turcot a obtenu le contrat de conception-construction pour le projet Turcot et s’approvisionne à la carrière de CRH, ce qui a intensifié la circulation sur le chemin depuis le printemps 2016. La Cour supérieure a octroyé une injonction interlocutoire interdisant le camionnage de soir et de nuit (de 17 h 30 à 6 h 29), limitant le camionnage de fin de semaine à trois samedis par année et restreignant le camionnage de jour. Parmi les moyens d’appel soulevés, les appelantes invoquent que le premier juge n’a pas considéré la prépondérance des inconvénients après avoir conclu que les intimés satisfaisaient le critère de l’apparence de droit.

Tout d’abord, la Cour clarifie le fait qu’il n’y a pas de véritable distinction à faire entre la question sérieuse à juger et l’apparence de droit : il suffit au fond que la demande ne soit ni frivole ni vexatoire. Il est à noter que la Cour ne réfère pas à l’arrêt R. c. Société Radio-Canada rendu quelques mois plus tôt qui redéfinit ce critère pour les injonctions interlocutoires mandatoires. Cela pourrait probablement s’expliquer par le fait que la Cour d’appel était saisie d’une demande pour l’émission d’une injonction interlocutoire prohibitive à laquelle elle devait être d’avis que le nouveau critère établi par la Cour suprême du Canada ne s’appliquait pas.

Quant au second critère, la Cour rappelle les mots que le législateur utilise à l’article 511 du Code de procédure civile qui codifie l’injonction interlocutoire : le préjudice doit être « sérieux ou irréparable », ce qui veut dire que l’injonction peut être émise même si le préjudice peut être compensé monétairement, tant et aussi longtemps que le préjudice est « sérieux ».

L’intérêt principal de cet arrêt porte sur l’analyse que fait la Cour du critère de la prépondérance des inconvénients. La Cour arrive à la conclusion ferme que le juge saisi d’une demande d’injonction interlocutoire doit analyser le critère de la prépondérance des inconvénients, même si le demandeur établit une forte apparence de droit. Cette conclusion semble aller à l’encontre de plusieurs précédents, dont l’arrêt de principe Société de développement de la Baie James c. Chef Robert Kanatewat5 selon lequel la prépondérance des inconvénients ne devrait pas être analysée si le demandeur établissait une forte apparence de droit :

[14]      At the interlocutory injunction stage these rights are apparently either (a) clear, or (b) doubtful, or (c) non-existent:

(a) If it appears clear, at the interlocutory stage, that the Petitioners have the rights which they invoke then the interlocutory injunction should be granted if considered necessary in accordance with the provisions of the second paragraph of Article 752 C.P.

(b) However, if at this stage the existence of the rights invoked by the Petitioners appears doubtful then the Court should consider the balance of convenience and inconvenience in deciding whether an interlocutory injunction should be granted.

(c) Finally if it appears, at the interlocutory stage, that the rights claimed are non-existent then the interlocutory injunction should be refused.

La Cour indique que même en présence de la violation d’une norme législative objective d’ordre public, le critère de la prépondérance des inconvénients doit quand même être analysé et peut militer contre l’application de la norme. Il est clair que le changement apporté par la Cour est majeur : dorénavant, le demandeur n’est jamais dispensé de démontrer que le critère de la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur, même s’il établit une forte apparence de droit.

La Cour énumère tout de même deux cas où le juge peut arrêter son analyse au critère de l’apparence de droit : « (a) lorsque le requérant ne satisfait pas à la condition préalable de l’« apparence de droit » ou de la « question sérieuse », de sorte qu’il y a lieu de rejeter sa demande pour ce motif; et (b) lorsque l’affaire repose sur une pure question de droit. » (par. 77).

Enfin, la Cour mentionne aussi brièvement qu’au Québec, il est possible qu’un juge puisse arrêter son analyse au critère de l’apparence de droit lorsque l’injonction interlocutoire vise à obtenir le respect d’engagements contractuels. La Cour n’élabore pas davantage sur cet obiter qui pourrait trouver application au Québec, où l’exécution en nature est la sanction du principe de l’inexécution contractuelle et non l’exception, comme en common law.

Sur la base de son analyse de la prépondérance des inconvénients, la Cour accueille partiellement l’appel quant à CRH et casse l’injonction quant aux limites imposées au camionnage de jour en semaine. Quant à Bau-Val, comme le premier juge a reconnu que l’achalandage généré était minime, l’injonction est cassée à son égard. 

Conclusion

Les plaideurs se doivent de bien connaître ces deux arrêts qui redéfinissent véritablement les critères donnant ouverture à l’octroi d’une injonction interlocutoire.

 

  1. 2018 CSC 5.
  2. 1994 CanLII 117 (CSC). Les motifs de la Cour ont été rendus par l’honorable juge Brown.
  3. Par. 17
  4. 2018 QCCA 1063 (CanLII).
  5. [1975] C.A. 166.
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