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L’arrêt Churchill Falls (Labrador) Corp. c. Hydro-Québec | La Cour suprême tranche en faveur d’Hydro-Québec : l’interaction entre la bonne foi et l’économie du contrat
Introduction Bien que 24 ans de jurisprudence se soient écoulés depuis sa codification à l’article 1375 du Code civil du Québec, la notion de bonne foi demeure un concept flou dont l’incidence sur l’exécution du contrat est toujours incertaine. Bien qu’il soit de plus en plus évident que la bonne foi n’est pas qu’une simple notion interprétative dépourvue de signification substantielle, l’incertitude la plus fondamentale subsiste ou, plus précisément, subsistait jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada rende l’arrêt objet du présent bulletin. Cette incertitude touche la question de savoir dans quelle mesure le devoir général de bonne foi peut changer le contenu du contrat dûment intervenu entre les parties? En d’autres termes, le juge pourrait-il, sur le fondement de l’article 1375 C.c.Q., intervenir dans le contrat, loi des parties, afin de le remodeler à l’image de ce qui lui apparaît être la bonne foi? Contexte Dans cette affaire, la demanderesse Churchill Falls soutenait que sa cocontractante Hydro-Québec avait une obligation de renégocier le prix dans le cadre d’un contrat aux termes duquel cette dernière s’était engagée à acheter à prix fixe, sur une période de 65 ans, la majeure partie de l’électricité produite par la centrale de Churchill Falls. Selon Churchill Falls, cette obligation de renégociation du prix découlait de la bonne foi et s’imposait à Hydro-Québec en raison de changements survenus sur le marché de l’électricité qui faisaient en sorte que le prix fixé dans le contrat était devenu trop bas par rapport aux prix payables sur ce marché. La Cour devait ainsi décider si elle pouvait, se fondant sur la notion de bonne foi, ajouter au contrat prévoyant la vente à prix fixe, une obligation de renégocier le prix. Arrêt La Cour suprême du Canada a répondu par la négative à cette question, tout comme l’avaient fait la Cour supérieure et la Cour d’appel du Québec. Pour ce faire, elle a analysé et écarté chacun des arguments soumis par Churchill Falls. Nous examinons de façon sommaire ces arguments et la manière dont la Cour suprême les a écartés. Le contrat n’est pas un contrat de coentreprise Churchill Falls prétendait dans un premier temps que le contrat qu’elle avait conclu avec Hydro-Québec en était un de coentreprise (joint venture) qui, de par sa nature, suppose un partage équitable des risques et des profits, de sorte qu’il comporterait une obligation de renégociation du prix afin de mieux partager les profits réalisés à partir de la vente d’électricité. La nature juridique du contrat de coentreprise est controversée puisque certains auteurs, à l’instar de la jurisprudence québécoise, sont d’avis qu’il s’agit d’une véritable société en participation alors que d’autres défendent l’existence en droit québécois d’un contrat sui generis de coentreprise. Sans trancher ce débat, les juges majoritaires se sont déclarés d’avis que le contrat ici en litige ne remplissait ni les critères d’un contrat de société en participation ni ceux d’un contrat sui generis de coentreprise. En effet, quant à la société en participation, la preuve ne révélait aucune volonté commune de former une société (animus societatis) ni aucune mise en commun de ressources. Quant au contrat sui generis de coentreprise, les juges majoritaires ont dégagé de la doctrine qui défend cette forme juridique innommée le critère déterminant de «la volonté d’assumer ensemble la responsabilité qui découle de la réalisation du projet envisagé»; or, le contrat sous étude définissait et départageait clairement la responsabilité de chacune des parties contractantes de sorte qu’aucune volonté de partager la responsabilité du projet ne pouvait en être déduite. Le contrat n’en est pas un relationnel Churchill Falls prétendait ensuite que le contrat qu’elle a conclu avec Hydro-Québec en était un relationnel qui, de par sa nature, suppose une obligation de bonne foi plus exigeante qui va, compte tenu du changement de circonstances, jusqu’à obliger les parties à renégocier le prix afin de mieux partager les profits tirés de la vente d’électricité. Les juges majoritaires ont rejeté cet argument parce qu’ils étaient d’avis que le contrat dont il est question n’était pas du type relationnel. Ils ne se sont pas prononcés sur la seconde partie de cet argument, soit la question de savoir quelle serait la portée de l’obligation de bonne foi s’il s’agissait d’un contrat relationnel. Sur la qualification de contrat relationnel, la position des juges majoritaires est de nature à faire école. En effet, alors que la jurisprudence et la doctrine ont défini le contrat relationnel de diverses façons quelque peu éclectiques, les juges majoritaires ne retiennent que la définition proposée en 1998 par le professeur Belley : le contrat relationnel peut se définir comme celui qui établit les normes d’une coopération étroite que les parties souhaitent maintenir à long terme; de par sa nature, ce contrat suppose une coordination économique plutôt qu’une série de prestations définies; ainsi, le fait de mettre l’accent sur la relation entre les parties a pour corollaire le fait de définir de manière très peu détaillée leurs prestations respectives. Or, le contrat dont il est ici question définissait et départageait avec précision et en détail les prestations de chacune des parties de sorte qu’aucune prestation importante ne restait à définir. Selon les juges majoritaires, cela témoignait de l’intention des parties que le projet se déroule suivant la lettre du contrat et non en fonction de leur capacité à s’entendre et à collaborer au jour le jour pour combler d’éventuelles lacunes contractuelles : «Le contrat prévoit une série de prestations déterminées et détaillées plutôt qu’une coordination économique flexible. Il ne s’agit donc pas d’un contrat relationnel.» Aucune obligation implicite de renégocier le prix Churchill Falls (CFLCo) prétendait aussi qu’il découlait de la nature de ce contrat, en vertu de l’art. 1434 C.c.Q. une obligation implicite de collaboration et de renégociation du prix. Les juges majoritaires ont rejeté cet argument. À cet égard aussi, la position des juges majoritaires est de nature à faire école. En effet, les juges majoritaires ont éclairci et resserré quelque peu la doctrine des obligations contractuelles implicites découlant de l’art. 1434 C.c.Q. Selon eux, une obligation implicite peut découler de la nature d’un contrat lorsque cette obligation semble nécessaire pour que le contrat soit cohérent et lorsqu’elle s’inscrit dans son économie générale; l’obligation implicite ne doit pas simplement ajouter au contrat d’autres obligations susceptibles de l’enrichir; elle doit combler une lacune dans les conditions de celui-ci de sorte qu’il soit possible de présumer que la clause reflète l’intention des parties, qui est déduite de leur choix de conclure un contrat d’une certaine nature. Or, les juges majoritaires ont noté qu’en l’espèce, rien n’indiquait que les prestations des parties seraient incompréhensibles, sans fondement ou sans effet utile en l’absence d’obligation implicite incombant à Hydro-Québec soit de collaborer avec CFLCo au-delà des exigences ordinaires de la bonne foi, soit de redistribuer des profits inattendus : «Le Contrat régit le financement de la Centrale et la vente de l’électricité qu’elle produit, en plus d’encadrer de manière stricte la quantité d’électricité que doit fournir CFLCo et le prix que doit payer Hydro-Québec. L’effet utile de cette vente pour les parties est clairement identifiable : Hydro-Québec obtient de l’électricité, alors que CFLCo en reçoit le prix. Le fait que ce prix puisse ne pas être en phase avec les prix du marché ne vient pas annihiler la logique même de la vente ou la priver de tout effet utile. Les avantages que chaque partie tire de cette vente sont en outre reliés aux autres prestations relatives à la construction de la Centrale. L’économie du Contrat ne comporte aucune lacune ou faille exigeant que notre Cour lise dans celui-ci une obligation implicite pour le rendre cohérent.» Les limites de la bonne foi et le rejet de la théorie de l’imprévision Churchill Falls plaidait enfin qu’indépendamment de la nature du contrat, Hydro-Québec était de toute façon tenue en droit de le renégocier puisque les notions de bonne foi et d’équité modulent, en droit civil québécois, l’exercice des droits créés par tout type de contrat. Ces notions empêcheraient Hydro-Québec d’invoquer la lettre du contrat, étant donné qu’agir ainsi dans des circonstances où le contrat se traduit concrètement par des prestations disproportionnées constituerait un comportement qui irait à l’encontre de son obligation d’agir de bonne foi et dans le respect de l’équité. Et comme les prestations dues par les parties étaient incommensurables depuis les changements survenus sur le marché, le refus d’Hydro-Québec de renégocier le Contrat constituerait une violation de ses obligations de bonne foi depuis ce jour. À ce sujet, les juges majoritaires ont commencé par affirmer catégoriquement que la théorie de l’imprévision à laquelle semble faire appel indirectement Churchill Falls ne faisait pas partie du droit civil québécois. Les juges majoritaires ont noté que Churchill Falls voulait se servir des notions de bonne foi et d’équité d’une manière qui transcende les limites mêmes de la théorie de l’imprévision que le législateur québécois a pourtant refusé d’intégrer dans le droit civil de la province; or, ajoutent-ils, «si l’imprévision elle-même a été rejetée, une protection qui s’apparenterait à celle-ci et qui ne se rattacherait qu’aux changements de circonstances, sans égard aux conditions centrales de l’imprévision reconnues ailleurs en droit civil, ne saurait devenir la règle en droit québécois». Quant à l’équité comme fondement d’une éventuelle obligation de renégocier le prix, les juges majoritaires l’ont rejeté, car l’équité «servirait alors à introduire indirectement dans notre droit, de manière universelle, soit la lésion, soit l’imprévision». Les juges majoritaires ont ajouté que l’équité prévue à l’article 1434 comme source d’obligations implicites «n’est pas malléable au point de la détacher de la volonté des parties et de leur intention commune, révélée et établie par une analyse fouillée de l’ensemble de la preuve pertinente». En effet, la preuve révélait que les deux parties au contrat étaient aguerries et en ont longuement négocié les clauses avec l’intention claire de faire supporter par l’une d’elles le risque de variation des prix de l’électricité. Quant à la bonne foi comme fondement d’une éventuelle obligation de renégocier le prix, les juges majoritaires ont également rejeté cet argument. Leur analyse à cet égard s’est fondée sur les deux postulats suivants qui sont de nature à éclaircir la notion de bonne foi. D’abord, selon eux, la bonne foi est une norme qui se rattache au comportement des parties et qui ne peut servir à imposer des obligations détachées de celui-ci; en d’autres termes, pour que la bonne foi puisse être invoquée avec succès, un comportement déraisonnable d’une des parties doit être prouvé. Or, ici, Hydro-Québec n’a fait que réclamer l’exécution du contrat tel qu’il avait été convenu. Le second postulat est que la bonne foi sert à maintenir la pertinence des prestations à la base du contrat notamment en interdisant aux parties de faire quelque chose qui nuirait à sa réalisation ou à son effet utile. Or, d’ajouter les juges majoritaires, «la renégociation et la modification des prestations principales du contrat auront rarement pour effet de maintenir la pertinence de ces mêmes prestations.». En d’autres termes, «puisque la bonne foi prend sa forme des modalités du contrat, elle ne peut servir à aller à l’encontre de son paradigme. D’après la Cour supérieure et la Cour d’appel, c’est précisément ce que CFLCo soutient en l’espèce : elle demande qu’Hydro-Québec renonce à son accès à une source de production d’électricité à coût stable, soit le bénéfice principal qu’elle tire du Contrat.» Commentaire Cet arrêt apporte un éclairage fort utile sur l’interaction entre la bonne foi et le contenu ou l’économie du contrat. Fermant la porte à l’application générale de la théorie de l’imprévision, la Cour a plutôt favorisé la force obligatoire du contrat et la stabilité contractuelle. Contrairement aux prétentions de Churchill Falls, l’obligation d’agir de bonne foi ne peut obliger les parties à renégocier les modalités fondamentales du contrat, mais vise plutôt à permettre la réalisation des prestations prévues à celui-ci. Cependant, si exiger le respect d’un contrat est en principe légitime, la rigidité d’un cocontractant ne doit pas atteindre le seuil de l’abus de droit, auquel cas son comportement pourrait tout de même être sanctionné et sa responsabilité engagée s’il en découle un dommage. Par ailleurs, divers outils juridiques peuvent permettre de pallier les imprévus. Si la situation imprévue est d’une gravité telle qu’elle peut être qualifiée de force majeure au sens du Code civil en ce qu’elle empêche un cocontractant d’accomplir ses obligations, il pourra en être libéré. Les parties sont par ailleurs libres de définir la notion de force majeure dans leur rapport au moyen d’une clause contractuelle. De même, les parties peuvent limiter les risques associés aux imprévus dans des contrats de longue durée par des clauses de réajustement, lesquelles peuvent prendre plusieurs formes (clauses d’indexation, clauses de revalorisation, clause de renégociation, etc.). Cela pourrait être particulièrement utile dans un contrat à forfait où les risques sont normalement attribués à l’avance au prestataire de services. Par contre, et l’affaire Churchill Falls le montre bien, la partie qui a accepté par contrat d’assumer un risque sans prévoir de tels mécanismes d’ajustement devra en assumer les conséquences.
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Demande de type Wellington - lettre de réserve et fin de non-recevoir
Le 9 juillet 2018, la Cour Supérieure abordait à nouveau les principes applicables aux demandes de type Wellington dans une affaire opposant deux entrepreneurs à leurs assureurs responsabilité dans le cadre d’un litige institué par la Société des traversiers du Québec (ci-après « STQ »). Les entrepreneurs opposaient, entre autres, une fin de non-recevoir quant à l’application de deux exclusions invoquées tardivement1. Les faits Lors d’une tempête hivernale, un quai de la STQ sur lequel travaillaient les entrepreneurs a été endommagé. Les palplanches fournies par la STQ et installées par les entrepreneurs se sont décrochées du quai et sont tombées dans le fleuve. Initialement, les experts en sinistre mandatés par les assureurs niaient couverture en référant aux exclusions pour les dommages matériels à des biens dont les entrepreneurs étaient propriétaires, locataires ou occupants. Dans sa Demande introductive d’instance, la STQ reprochait aux entrepreneurs, de façon générale, la mauvaise exécution des travaux et la non-conformité de ceux-ci aux plans et devis de soudure. Les entrepreneurs ont introduit une demande de type Wellington afin de forcer les assureurs de prendre leur fait et cause. Quelques jours par la suite, STQ a modifié son recours pour préciser les défauts qui affectaient le travail des entrepreneurs et communiquer deux rapports d’expertise. Ce n’est que dans le cadre de l’audition de la demande de type Wellington que les assureurs ont finalement soulevé l’application d’exclusions visant les dommages à une partie d’un bien immeuble sur lequel les entrepreneurs étaient appelés à travailler pour cause de mauvaise exécution des travaux. La décision D’entrée de jeu, la Cour rappelle qu’un assureur a l’obligation de prendre fait et cause pour un assuré lorsqu’à la lecture même des actes de procédure, il existe la simple possibilité que la police d’assurance s’applique. À cette étape, le juge n’a pas à se demander si la responsabilité de l’assuré sera établie au fond, mais doit simplement déterminer si une possibilité de couverture existe. À la lumière des allégués de la dernière Demande introductive d’instance modifiée, la Cour conclut d’abord que les exclusions initialement soulevées par les experts en sinistre des assureurs ne s’appliquaient pas, les entrepreneurs n’ayant jamais été propriétaires, locataires ou encore emprunteurs des palplanches. Quant aux exclusions visant la mauvaise exécution des travaux, la Cour conclut qu’elles s’appliquaient dans la mesure où les allégations de STQ étaient tenues pour avérées. Or, les entrepreneurs plaidaient que ces exclusions étaient invoquées tardivement. Il est reconnu qu’un assureur peut se voir opposer une fin de non-recevoir et être déclaré forclos d’invoquer une exclusion tardivement soulevée ou gardée en réserve en cas d’échec d’un autre moyen de défense2. Selon les entrepreneurs, les assureurs ne pouvaient invoquer les exclusions visant la mauvaise exécution des travaux au stade de la Demande Wellington, sans les avoir préalablement soulevées. Les assureurs ont, quant à eux, plaidé que, bien que la Demande initiale de STQ reproche de façon générale aux entrepreneurs la mauvaise exécution des travaux, ils étaient justifiés de soulever ces nouvelles exclusions car la demande de STQ venait d’être modifiée pour cristalliser et préciser les reproches faits aux entrepreneurs. Au demeurant, les assureurs soulignent qu’ils s’étaient également réservé le droit d’invoquer subsidiairement toute autre exception de la police d’assurance dans leurs lettres de négation initiale. Au final, la Cour donne raison aux assureurs et rejette la demande de type Wellington des entrepreneurs. Quant à la question de la fin de non-recevoir, la Cour, « considérant l’évolution des allégations dans la Demande introductive d’instance » et l’ajout récent d’allégations précisant et cristallisant les reproches, conclut que les assureurs n’étaient pas en défaut d’avoir soulevé en temps opportun les exclusions maintenant appliquées. Conclusion Alors que les demandes de type Wellington continuent de faire couler beaucoup d’encre, il convient de rappeler l’importance des lettres de réserve et de négation. Ceci étant et comme le souligne la Cour, il arrivera que l’évolution des reproches formulés à l’égard d’un assuré permettra l’application d’exclusions jusqu’alors non invoquée. Il demeure néanmoins que les exclusions possiblement applicables doivent être invoquée dès la première occasion et il conviendra également d’inclure aux lettres de réserve et de négation le droit d’invoquer toute autre condition, limitation et exclusions prévues dans la police advenant que des faits nouveaux soit portés à la connaissance de l’assureur. Société des traversiers du Québec c. Construction CGP, 2018 QCCS 3088; En date de la publication du présent article, aucune inscription en appel ne figurait au dossier de Cour. The Continental Insurance Company c. Tracy Plate Shop inc., 1987 CanLII 211 (QCCA)
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Responsabilité civile et blessure corporelle : une décision sévère pour un centre de jeux d’hiver
En décembre dernier, la Cour du Québec a rendu un jugement intéressant en matière de responsabilité civile et de blessure corporelle1 Le 23 février 2013, Mme Bourgault, la demanderesse, se rend au Village Vacances Valcartier (ci-après « VVV ») pour prendre part à une activité de rafting sur neige. Lors d’une descente, elle est propulsée à deux reprises dans le fond du bateau pneumatique. En raison de chocs violents, elle se casse une vertèbre. Elle poursuit le VVV pour les dommages découlant de cet évènement. La même journée, 6 660 clients ont glissé sur les pentes du VVV. On relate que les conditions étaient parfaites et les pistes bien entretenues. Il est également mis en preuve qu’uniquement deux accidents ont été rapportés sur les 168 312 personnes ayant fréquenté le centre durant la saison d’hiver 2012-2013. Un le même jour que la demanderesse, l’autre le lendemain. Les deux accidents se sont produits sur la même piste. Selon l’endos du billet, le client s’engageait à respecter les règles de conduite émises par le VVV et reconnaissait et acceptait les risques inhérents aux glissades, tout en assumant l’entière responsabilité pour tout dommage matériel ou corporel. Quant aux pancartes et consignes, la demanderesse ne les avait ni remarquées ni vues2. Elle savait par ailleurs que le rafting sur neige impliquait de passer sur des bosses et que le secteur emprunté pouvait « brasser » 3 davantage que d’autres. Dans son analyse, la Cour rappelle les principes applicables en la matière4 : La victime doit prouver de façon prépondérante la faute de la partie défenderesse et de ses préposés dans le cadre de l’exploitation du centre, notamment en ce qui a trait à la sécurité des usagers. La victime doit aussi établir la nature de ses dommages et le lien entre ceux-ci et la faute; La simple occurrence d’un accident dans le cadre de la pratique d’une activité n’entraîne pas automatiquement un renversement de fardeau de preuve. Celui-ci appartient à la victime; L’exploitant du centre a une obligation de surveillance et de vigilance. Cette obligation en est une de moyens. Il doit agir raisonnablement pour assurer la sécurité des clients et éviter les accidents prévisibles. Ses pistes doivent être exemptes de trappes ou de pièges, tenant compte de la prévisibilité normale; L’exploitant du centre n’est pas l’assureur des clients qui subissent un accident en pratiquant le loisir ou le sport en question; On considère qu’il y a acceptation tacite des risques inhérents à la pratique du loisir ou du sport en question; L’acceptation des risques ne s’étend toutefois pas aux risques exceptionnels ou déraisonnables, qui ne sont pas prévisibles et qui outrepassent ce qui est inhérent à la pratique du loisir ou du sport; Pour conclure à l’acceptation des risques, il doit y avoir un risque clair, une connaissance expresse ou tacite du risque, une information suffisante quant à l’activité et à ses risques inhérents afin de permettre au participant de faire un choix libre et éclairé et il faut pouvoir déceler l’acceptation (formelle ou tacite) du risque par la victime. En cas d’aggravation du risque ou lors de la réalisation d’un risque imprévu, l’acceptation du départ ne saurait être opposable; Malgré la théorie de l’acceptation des risques, la responsabilité de l’exploitant peut être engagée s’il est démontré qu’il n’a pas agi de manière diligente, en exposant l’usager à des risques anormaux; L’étendue de l’acceptation des risques est liée au degré d’expérience et de compétence de l’usager, ainsi qu’à l’ensemble des circonstances et des avertissements spécifiques qui lui ont été donnés, par quelques moyens que ce soit (affiches, etc.). La Cour rappelle aussi les principes reliés au régime des présomptions de fait, qui doivent être graves, précises et concordantes à partir des faits mis en preuve5. De prime abord, la Cour reconnaît qu’une preuve sérieuse a été présentée par le VVV quant au caractère adéquat des mesures en place pour assurer la sécurité des glisseurs et pour l’entretien et la surveillance des pistes, tant pour la saison d’hiver 2012-2013 que pour la journée de l’accident6. Toutefois, selon elle, certains détails assombrissent le tableau. En effet, elle est d’avis que les consignes de sécurité étaient quasi inexistantes ou imprécises. Elle se dit aussi troublée par le fait que les deux seuls autres accidents répertoriés aient eu lieu sur la même piste, et ce, dans un court laps de temps, malgré l’entretien allégué7. Elle note par ailleurs la contradiction des témoignages en demande et en défense quant à l’endroit exact des bosses à l’origine de l’accident. Or, les témoignages ont fait état de rebondissements violents au-delà de l’expérience recherchée par le VVV pour ses clients. Elle conclut qu’il y avait donc manifestement une anomalie dans la piste en question8. Quant à la raison pouvant expliquer cette anomalie, la Cour convient que c’est « mystère et boule de gomme »9. Elle conclut cependant que le jeu des présomptions démontre que le bateau a heurté à deux reprises des buttons, que les passagers ont décollé de leur siège, que la demanderesse a perdu sa ganse, qu’elle est tombée dans le fond du bateau et qu’elle en a été blessée. Selon la Cour, le bateau ne devait pas décoller et cela est vraisemblablement dû à une faille dans l’aménagement des bosses de la pente10. Quant à l’acceptation des risques et la limitation de responsabilité, notamment en ce qui a trait aux inscriptions au dos du billet, la Cour indique qu’on ne peut soutenir que la demanderesse ait accepté tous genres de risques reliés à l’activité. Selon la Cour, si les consignes de sécurité avaient mentionné que des chocs violents pouvant causer des blessures allaient survenir, la demanderesse n’aurait pas emprunté la pente11. On ne peut pas non plus conclure que la demanderesse a disculpé le VVV en ce qui a trait à l’accident. En effet, la Cour rappelle l’article 1474 du C.c.Q. qui interdit une telle exclusion ou limitation de responsabilité en matière de préjudice corporel ou moral12. La Cour fait finalement une distinction entre les activités où le participant est en mouvement et qu’il choisit sa direction (par exemple le ski alpin, la chambre à air, la soucoupe ou le traîneau) et celles, comme le rafting sur neige, qui ne requièrent pas d’aptitude particulière ou de choix de trajet, et lors desquelles le participant est « quasi immobile »13. Dans ce dernier cas, l’obligation de moyens de l’exploitant est plus exigeante quant à la configuration et à l’entretien des lieux. La cause n’a pas été portée en appel. Elle constituera certainement un précédent à considérer pour les dossiers de blessures corporelles dans le cadre d’activités récréatives et sportives. Bourgault c. Village vacances Valcartier inc., 2017 QCCQ 16300. Les autres témoins non plus, par. 20, 34, 41, 51 de la décision. Par. 45 de la décision. Par. 99 de la décision. Par. 100-101 de la décision Par. 103-104 de la décision Par. 111 de la décision Par. 107-122 de la décision Par. 123 de la décision. Par. 124-125 de la décision. Par. 138 à 140 de la décision. Par. 127-129 de la décision. Par. 142 de la décision.
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Le contrat peut rester en vigueur malgré le dol ou le vice caché : parce que le consommateur a lui aussi des obligations
Cette publication a été écrite par Luc Thibaudeau, ex-associé de Lavery maintenant juge à la Chambre civile de la Cour du Québec, district de Longueuil. Le devoir d’information est une des principales obligations des vendeurs envers leurs acheteurs. Ceci est vrai autant en droit civil qu’en droit commercial et en droit de la consommation. Le devoir d’information se fonde sur l’obligation de bonne foi que toute partie doit à son cocontractant. La jurisprudence en fait souvent état. Deux décisions récentes de la Cour du Québec en donnent de bons exemples. Dans une première affaire1, le juge J. Sébastien Vaillancourt condamne un commerçant de véhicules automobiles à rembourser à son client une partie du prix d’achat d’un véhicule, parce que le représentant du commerçant, lors de la vente, n’avait pas informé le client de l’ampleur des dommages subis par le véhicule lors de deux accidents préalables à l’achat. Le représentant du commerçant avait pourtant informé le consommateur que le véhicule avait été accidenté et que le coût des réparations avait été élevé. Cependant, le juge Vaillancourt retient que c’étaient les propos rassurants du commerçant selon lesquels « le coût élevé des réparations n’était causé que par le coût élevé des pièces de remplacement », qui avaient convaincu le client d’acheter le véhicule. Or, il est apparu par la suite que le véhicule avait subi des dommages d’ordre structurel, ce qui a permis de conclure que le coût élevé des dommages n’était pas dû au prix des pièces, mais bien à l’importance des dommages subis. Le juge conclut que le consentement du client avait été vicié et qu’il n’aurait pas acheté le véhicule s’il avait connu l’étendue des dommages causés et si on ne lui avait pas faussement représenté que leur coût était dû au prix des pièces. Il évoque l’article 228 de la Loi sur la protection du consommateur (la « LPC »), qui interdit à un commerçant de passer sous silence un fait important dans une représentation qu’il fait à un consommateur2. Lorsqu’un commerçant se livre à une telle pratique interdite, il y a présomption que si le consommateur avait eu connaissance de la pratique, il n’aurait pas contracté ou n’aurait pas donné un prix aussi élevé3. Dans ce cas, le consommateur demandait la nullité du contrat. La nullité d’un contrat implique que les parties doivent être remises dans l’état où elles étaient avant le contrat. Autrement dit, le véhicule est remis au commerçant et le prix d’achat est remboursé au client consommateur. C’est la remise en état. Même si le client avait été trompé, le juge Vaillancourt a refusé d’annuler le contrat. Il a noté que le client avait parcouru plus de 30000 kilomètres avec le véhicule, sans connaître de problème mécanique, et qu’il admettait son bon fonctionnement. Un consommateur ne peut demander l’annulation de quelque chose qu’il a utilisé sans problème. De plus, une condition essentielle faisait défaut : il n’offrait pas le retour du véhicule, mais continuait à l’utiliser. La remise en état était donc impossible. Le consommateur rétorquait que l’on pouvait soustraire du remboursement du prix d’achat la valeur de l’usage qu’il avait fait du véhicule. Par souci de justice envers le commerçant, le tribunal a rejeté cet argument et a refusé d’appliquer une dépréciation équivalente à la valeur de l’usage du véhicule. Le juge écrit : « la preuve n’est pas probante quant à la valeur de la dépréciation causée par l’usage du véhicule et elle rendrait arbitraire la détermination de cette valeur par le Tribunal, risquant ainsi de causer une injustice à l’égard de la défenderesse s’il y avait remise en état » (soulignement ajouté). Le juge Vaillancourt conclut que le client avait quand même droit à une réduction du prix de vente. Il a refusé de suivre l’opinion d’un témoin expert qui avait estimé à 25 % la dépréciation causée au véhicule en raison des accidents. Il a plutôt estimé que si l’ampleur des dommages avait été divulguée lors de l’achat, le prix aurait été réduit de 20 %. Le juge Vaillancourt a condamné le commerçant à payer au client-consommateur une somme équivalant à 20 % du prix d’achat du véhicule, majorée des taxes. Cette décision illustre bien l’importance du devoir d’information des commerçants mais rappelle aussi que les consommateurs ont leurs propres obligations. La logique du juge suit un courant jurisprudentiel établi et rappelle deux décisions de la Cour d’appel rendues à quelques jours d’intervalle en 19954. Dans ces dossiers, la Cour d’appel avait confirmé des décisions de juges de première instance qui avaient refusé d’annuler des contrats de vente, au motif que les consommateurs avaient continué d’utiliser les véhicules. Ces deux décisions de la Cour d’appel sont fréquemment citées dans des affaires ou un consommateur recherche la nullité d’un contrat d’achat de véhicule automobile en raison d’un vice caché. L’utilisation qu’un consommateur peut faire d’un bien alors qu’il poursuit en justice le commerçant qui le lui a vendu est un élément très pertinent à la validité de sa réclamation. Le consommateur qui demande la nullité d’un contrat a l’obligation de cesser d’utiliser le bien et de l’offrir en consignation, à titre d’offre réelle. L’utilisation continue du bien peut lui faire perdre son droit d’action ou y nuire grandement. Dans une autre décision récente5, le juge Christian Brunelle de la Cour du Québec refuse lui aussi une demande d’annulation de vente d’un véhicule automobile. Dans cette affaire, même si le client avait été informé du fait que le véhicule acheté avait été endommagé lors d’une opération de déneigement, il n’avait pas été informé que le véhicule avait subi deux accidents et subi des dommages. Fait particulier, même s’il avait acheté le véhicule d’un commerçant, le client-consommateur connaissait bien l’ancien propriétaire puisque c’était lui qui lui avait dit qu’il changeait de véhicule. Il avait donc pu s’informer amplement des caractéristiques du véhicule auprès de l’ancien propriétaire. Le commerçant plaidait en défense qu’il s’agissait d’une vente d’accommodation dont il n’était pas responsable. Le juge Brunelle a refusé de traiter l’affaire comme une vente d’accommodation. Dans les faits, le commerçant n’avait pas fait remplir au consommateur le formulaire prescrit par l’article 71 du Règlement d’application de la Loi sur la protection du consommateur6. La LPC trouvait donc application au contrat conclu entre le client et le commerçant. Dura lex sed lex (la loi est dure mais c’est la loi). On constate que le commerçant aurait pu prévenir la poursuite du consommateur s’il avait adopté de meilleures pratiques. Sur le fond, le juge Brunelle conclut d’abord que le commerçant n’avait pas manqué à son devoir d’information. Pour qu’un tel manquement ait lieu, fallait-il que le commerçant ait connaissance du fait que le véhicule avait été impliqué dans des accidents. Aucune preuve ne démontrait cette connaissance. Pour pouvoir conclure qu’un commerçant passe sous silence un fait important, il faut prouver qu’il avait lui-même connaissance de ce fait. Ce n’était pas le cas. Cependant, c’est sur la base de la présence d’un vice caché que la responsabilité du commerçant a été retenue. Le simple fait que le véhicule ait été impliqué dans deux accidents représentait, aux yeux du juge, une détérioration au sens de l’article 1729 du Code civil du Québec (le « CCQ »)7, ce qui permettait de présumer la présence d’un vice8 : [55] De l’avis du Tribunal, la voiture d’occasion accidentée, puis réparée – même selon les règles de l’art – présente, par rapport à une voiture identique ou de même espèce qui n’a jamais été accidentée, une certaine « détérioration » bien présente « au moment de la vente ». Ainsi cette « détérioration » énoncée à l’article 1729 CCQ peut équivaloir à une réparation sur le véhicule, de nature à déprécier le bien. Cette réparation, non connue de l’acheteur, équivaut à un vice caché pour lequel le consommateur peut réclamer un remède. Ici encore, le client-consommateur demandait l’annulation du contrat d’achat conclu avec le commerçant. À l’instar du juge Vaillancourt, le juge Brunelle a refusé d’accorder l’annulation et a plutôt prononcé une réduction du prix d’achat. Il a d’abord considéré que le client avait été informé du fait que le véhicule avait été endommagé lors d’une opération de déneigement. Il a aussi souligné que malgré toute l’information qu’il avait reçue du commerçant lors de l’achat, le client n’avait fait qu’une inspection très sommaire du véhicule avant l’achat. Le juge Brunelle écrit : « ce qui a eu pour effet que des défauts apparents ont échappé à son regard, par manque de diligence et de vigilance ». Par cette décision, le juge Brunelle confirme que la LPCne dispense pas le consommateur de faire un examen raisonnable d’un bien avant de l’acheter d’un commerçant. Pour le juge Brunelle, l’ « inspection ordinaire » qui est imposée aux consommateurs en vertu de l’article 53 LPC9 doit respecter un certain plancher, de « diligence et de vigilance ». On constate que même si la LPC impose des devoirs très stricts aux commerçants, les consommateurs ont, eux aussi, certaines obligations lorsqu’ils se procurent des biens. Finalement, tout comme dans l’affaire précédente, le juge Brunelle a constaté que le client-consommateur avait profité du véhicule pour l’avoir utilisé quotidiennement jusqu’au jour de l’audience, ayant même parcouru 26 000 kilomètres sans ennui mécanique de quelque nature que ce soit. On comprend que dans ce cas, les dommages accordés au consommateur ont été assez limités. Le devoir d’information est au cœur de la relation consommateur-commerçant et constitue l’une des fondations du droit de la consommation. La LPCimpose plusieurs devoirs de renseignement aux commerçants et édicte des remèdes variés et adaptés aux circonstances lorsque le commerçant n’a pas respecté les dispositions de la loi. Il faut cependant que le consommateur soit dans une position qui lui permette de réclamer les remèdes prévus à la loi. La LPC n’a pas été édictée pour permettre aux consommateurs d’obtenir compensation en invoquant des vétilles10. Gardez vos clients informés! Gauthier c. 2818876 Canada inc., 2017 QCCQ 11087 (C.Q., Chambre civile) Article 228 LPC : « 228. Aucun commerçant, fabricant ou publicitaire ne peut, dans une représentation qu’il fait à un consommateur, passer sous silence un fait important. » Article 253 LPC Beauchamp c. Relais Toyota, [1995] R.J.Q. 741 (C.A.); Nichols c. Toyota Drummondville (1982) inc., [1995] R.J.Q. 746 (C.A.) Bilodeau c. Mercedes Benz de Québec (Chatel Automobiles ltée), 2017 QCCQ 9663 (C.Q., Chambre civile) « 71. Est exempté de l’application des articles 37, 38, 53, 54 et 155 à 165 de la Loi, un commerçant qui vend une automobile d’occasion ou une motocyclette d’occasion lorsque : l’automobile d’occasion ou la motocyclette d’occasion a été donnée en échange au commerçant par un consommateur lors de l’achat d’une automobile ou d’une motocyclette; la vente de l’automobile d’occasion ou de la motocyclette d’occasion est effectuée à un consommateur désigné par celui qui l’a donnée en échange; le prix de vente maximal de l’automobile d’occasion ou de la motocyclette d’occasion correspond au prix comptant accordé par le commerçant au consommateur pour cet échange. L’exemption mentionnée au premier alinéa ne s’applique qu’au contrat comportant l’attestation écrite du consommateur qui a donné en échange l’automobile d’occasion ou la motocyclette d’occasion à l’effet que ce véhicule est vendu au consommateur qu’il avait désigné. » (soulignément ajouté) Article 1729 CCQ : « 1729.En cas de vente par un vendeur professionnel, l’existence d’un vice au moment de la vente est présumée, lorsque le mauvais fonctionnement du bien ou sa détérioration survient prématurément par rapport à des biens identiques ou de même espèce; cette présomption est repoussée si le défaut est dû à une mauvaise utilisation du bien par l’acheteur. » (soulignement ajouté) Dans CNH Industrial Canada Ltd. c. Promutuel Verchères, société mutuelle d'assurances générales, 2017 QCCA 154, par. 28 (C.A.), le juge Pelletier de la Cour d’appel écrit : « Selon moi, l’application de la règle posée par cet article a pour effet pratique de mettre en œuvre non pas une double, mais bien une triple présomption en faveur de l’acheteur, soit celle de l’existence d’un vice, celle de son antériorité par rapport au contrat de vente et, enfin, celle du lien de causalité l’unissant à la détérioration ou au mauvais fonctionnement ». Article 53 LPC : 53. Le consommateur qui a contracté avec un commerçant a le droit d’exercer directement contre le commerçant ou contre le fabricant un recours fondé sur un vice caché du bien qui a fait l’objet du contrat, sauf si le consommateur pouvait déceler ce vice par un examen ordinaire. Crédit Ford du Canada ltée c. Gatien, [1981] C.A. 638, 644 (C.A.). Pour des cas d’application récents, voir : Caisse populaire Desjardins du Portage c. Létourneau, 2013 QCCQ 4395, par. 24 (C.S.); Caisse populaire du Cœur des Vallées, c. Robitaille, 2017 QCCQ 3834, par. 58 & 76 (C.Q.). Voir aussi : Courval (Syndic de), J.E. 89-1256 (C.A.).
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Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications du Canada émet un rapport sur la conduite des voitures intelligentes
Introduction En janvier 2018, à la demande du ministre des Transports du Canada, le Comité sénatorial permanent des transports et des communications (ci-après le « Comité »), présidé par l’honorable David Tkachuk, a publié un rapport sur les incidences de l’utilisation des véhicules automatisés au pays. Les premières générations de ces véhicules roulent déjà sur nos routes et leur utilisation accrue aura probablement de grandes conséquences sociales, notamment la réduction du taux d’accident1 et une plus grande liberté de transport pour les ainés, mais aussi possiblement la perte d’emplois au pays. Le Comité a émis seize (16) recommandations visant les véhicules intelligents2, notamment sur la cybersécurité et l’assurance de ces véhicules et il presse le gouvernement d’agir maintenant puisque « la technologie devancera la réglementation ». Les constructeurs automobiles semblent du même avis alors que Shawn Stephens, directeur de la planification et de la stratégie chez BMW Canada, expliquait que «la technologie est prête. Les constructeurs sont prêts. Ce sont les lois et le gouvernement qui nous freinent»3. Les véhicules branchés et les véhicules automatisés Les véhicules dits branchés sont décrits par le Comité comme faisant appel à deux types de technologies : celle destinée à « l’infodivertissement » et celle visant la communication entre véhicules. Ces véhicules branchés peuvent donc recevoir de l’information sur les véhicules avoisinants, par exemple leur vitesse, des itinéraires pertinents et les services disponibles le long du trajet emprunté. Quant à eux, les véhicules automatisés permettent une conduite plus ou moins autonome faisant appel à différentes technologies. L’automatisation de ces véhicules est classifiée du niveau 0 au niveau 5, soit d’aucune automatisation à une automatisation totale correspondant à un véhicule qui est conduit entièrement seul, sans la possibilité pour l’humain d’intervenir4. L’appellation voitures intelligentes englobe ces deux catégories. Cybersécurité Le Comité recommande qu’un guide sur les pratiques exemplaires en matière de cybersécurité soit adopté. En effet, la menace de cyberattaque visant les voitures intelligentes préoccupe l’industrie automobile depuis quelques années, à tel point que dès juillet 2015, l’Automotive Information Sharing and Analysis Centre a été mis sur pied pour permettre à différents constructeurs de partager leurs connaissance et de collaborer à cet égard. Une cyberattaque contre un véhicule intelligent pourrait viser autant l’intégrité de ses données électroniques, et donc la sécurité des passagers, que les informations personnelles des conducteurs obtenues par le véhicule. D’ailleurs, une recommandation quant à la rédaction d’un projet de loi visant la protection des renseignements personnels des utilisateurs des véhicules intelligents est aussi émise. Assurance Compte tenu du risque réel de cyberattaque visant les véhicules intelligents, la souscription par les constructeurs à une police d’assurance couvrant les cyberrisques est de mise. Dans un autre ordre d’idée, le cabinet KPMG estime qu’en conséquence de l’utilisation des véhicules automatisés, les accidents chuteront de 35 à 40% tandis que le coût de réparation des véhicules augmentera de 25 à 30%5. On pourrait donc raisonnablement s’attendre à des répercussions sur les primes d’assurance des conducteurs. Il est en outre possible que la responsabilité en cas d’accident d’un véhicule autonome soit transférée du conducteur au fabricant du véhicule par le biais de modifications de la Loi sur l’assurance automobile6 ou de nouvelles lois encadrant spécifiquement la conduite de véhicules automatisés. Ces changements pourraient avoir des conséquences significatives sur les différentes lois régissant l’assurance automobile au pays7. Le Comité a donc recommandé que Transports Canada surveille l’incidence des véhicules branchés et automatisés sur l’industrie de l’assurance automobile. Quelques initiatives et défis Le Centre de test et de recherche pour les véhicules motorisés situé à Blainville se penche actuellement sur la question de savoir si les véhicules intelligents respectent les normes de sécurité canadiennes actuelles. Nous apprenons également dans le rapport du Comité que Le Conseil de coopération en matière de réglementation canadien collabore présentement avec les États-Unis sur les divers enjeux mettant en cause les véhicules branchés et automatisés. Malgré les nombreuses initiatives notées, à ce jour, seule l’Ontario a mis en place une législation encadrant spécifiquement l’utilisation des véhicules automatisés sur les routes de la province8. Le Québec devra emprunter cette voie afin de combler le vide juridique actuel9. Conclusion Tel que nous l’avons soulevé dans notre bulletin de février 201710, l’arrivée d’un nombre croissant de voitures automatisées sur les routes du Québec ne peut être prise à la légère. Un encadrement législatif visant spécifiquement ce type de véhicule s’impose compte tenu des projections à ce sujet, notamment que le quart des voitures sur l’ensemble du réseau mondial seront dites intelligentes dès 203511. Les véhicules branchés roulent déjà sur les routes du Québec, de même que des véhicules automatisés à divers niveaux. Il est donc primordial que tous les niveaux de gouvernement s’adaptent à ces technologies. L’encadrement de la conduite des voitures intelligentes est un sujet d’actualité en matière d’évolution de l’intelligence artificielle. C’est donc à suivre. Il est estimé que jusqu’à 94% des accidents de la route sont dus à une erreur humaine, voir Comité sénatorial permanent des transports et des communications, « Paver la voie, Technologie et le futur du véhicule automatisé », Ottawa, Janvier 2018, à la page 29. Comité sénatorial permanent des transports et des communications, « Paver la voie, Technologie et le futur du véhicule automatisé », Ottawa, Janvier 2018. MCKENNA, Alain, La Presse, « Véhicules autonomes : « Ce sont les lois et le gouvernement qui nous freinent », Montréal, 1er février 2018, en ligne : http://auto.lapresse.ca/technologies/201802/01/01-5152247-vehicules-autonomes-ce-sont-les-lois-et-le-gouvernement-qui-nous-freinent.php. Voir GAGNÉ, Léonie, Le Droit de savoir, Bulletin Lavery, de Billy, « La conduite des véhicules autonomes au Québec : plusieurs questions demeurent », Montréal, Février 2017. Comité sénatorial permanent des transports et des communications, « Paver la voie, Technologie et le futur du véhicule automatisé », Ottawa, Janvier 2018, à la page 65. Loi sur l’assurance automobile du Québec, R.L.R.Q. c. A-25. L’assurance automobile est de compétence provinciale. Pilot Project - Automated Vehicles, O Reg 306/15. Le gouvernement du Québec est présentement saisi du projet de loi 165 visant entre autres la modification du Code de la sécurité routière et l’encadrement de la conduite des véhicules autonomes. Supra, note 4. Boston Consulting Group, (2016), Autonomous Vehicle Adoption Study.
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Les administrateurs dans la mire de la Cour suprême
Dans le cadre de l’arrêt Wilson c. Alharayeri1 (« Wilson ») rendu le 13 juillet 2017, le plus haut tribunal du pays a confirmé la décision de la Cour d’appel du Québec condamnant personnellement un administrateur de société par actions à verser une somme de 648 310 $ à un actionnaire à la suite d’un abus qui lui était attribuable. Près de deux décennies après l’arrêt Budd c. Gentra2 (« Budd ») de la Cour d’appel de l’Ontario, la Cour suprême du Canada a saisi l’occasion de réaffirmer ce jugement et de clarifier les circonstances dans lesquelles le recours en oppression de la Loi canadienne sur les sociétés par actions3 (« L.c.s.a. ») peut valablement être dirigé contre un administrateur plutôt que contre la société. Le test élaboré dans Budd et repris par la Cour suprême dans Wilson pour retenir la responsabilité extracontractuelle d’un administrateur est moins restrictif que celui du Code civil du Québec (« Code civil »), ce qui facilite l’obtention d’une condamnation personnelle contre un administrateur en utilisant le recours prévu à la L.c.s.a. Par ailleurs, bien que l’arrêt Wilson ait été rendu sous le régime de la L.c.s.a. fédérale, il y a lieu de se questionner sur la possibilité de l’invoquer au soutien d’un recours en redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité, sous l’article 450 de la Loi sur les sociétés par actions4 du Québec (« L.s.a.Q. »). Le contexte Entre 2005 et 2007, M. Ramzi Mahmoud Alharayeri (« Alharayeri ») était président, chef de la direction et administrateur de la société Wi2Wi Corporation (« Wi2Wi »). Alharayeri était également un actionnaire important de Wi2Wi, détenant des actions ordinaires ainsi que des actions privilégiées de catégorie A et de catégorie B. À ce sujet, Alharayeri était le seul détenteur des actions privilégiées A et B, convertibles en actions ordinaires à la condition que la société atteigne certains de ses objectifs financiers en 2006 et en 2007 respectivement. Par ailleurs, Wi2Wi avait également émis des actions privilégiées de catégorie C, dont plusieurs étaient détenues ultimement par M. Andrus Wilson (« Wilson »). En mars 2007, alors que des négociations relatives à la fusion de Wi2Wi et de Mitec Telecom Inc. (« Mitec ») avaient été entamées à la suite de problèmes de liquidité de Wi2Wi, Alharayeri a simultanément conclu une convention d’achat d’actions avec Mitec, à l’insu de Wi2Wi dont il était administrateur. Une fois le conseil d’administration informé de la manoeuvre de Alharayeri, ce dernier a démissionné de ses fonctions et Wilson a pris le contrôle de la direction de la société. Au cours des mois suivants, Wi2Wi est demeurée aux prises avec des difficultés financières. Par conséquent, la société a offert à ses détenteurs d’actions ordinaires des billets garantis convertibles en actions ordinaires dans le cadre d’un placement privé. Cette décision a notamment eu pour effet de réduire la proportion d’actions ordinaires détenues par les actionnaires ne participant pas au placement privé. D’ailleurs, dans le but de permettre à Wilson de prendre part à ce dernier, la société avait préalablement accéléré la conversion des actions privilégiées C de Wilson en actions ordinaires, malgré le fait que des doutes subsistaient quant à la légalité d’une telle conversion. Toutefois, aucune des actions de catégories A et B, dont Alharayeri était le seul détenteur, n’a été convertie en actions ordinaires malgré le fait qu’elles pouvaient l’être à la lumière des tests financiers établis dans les statuts constitutifs de la société. Wilson soutenait que la conversion des actions de Alharayeri ne pouvait pas être réalisée en raison de son inconduite. Alharayeri a donc été empêché de prendre part au placement privé et la valeur de ses actions privilégiées, ainsi que la proportion des actions ordinaires qu’il détenait ont considérablement diminué. Compte tenu de la situation, Alharayeri a intenté un recours en oppression sous l’article 241 L.c.s.a. contre quatre administrateurs de Wi2Wi, dont Wilson. Le recours en oppression en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions Le recours en oppression, prévu au paragraphe 241(3) L.c.s.a., est un recours en equity qui permet au tribunal de rendre toute ordonnance, provisoire ou définitive, à l’encontre d’une société ou d’un administrateur, afin de remédier à une situation d’abus. L’arrêt Budd, rendu en 1998 par la Cour d’appel de l’Ontario, a établi les balises essentielles à l’analyse de la responsabilité d’un administrateur dans le cadre d’un recours en oppression, en établissant un test à deux volets permettant de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur. Étant donné que l’arrêt Budd n’a pas été appliqué uniformément à travers le Canada, la Cour suprême a saisi l’occasion qui lui était présentée de clarifier de manière définitive les balises circonscrivant l’imposition d’une responsabilité personnelle à un administrateur sous la L.c.s.a. Premièrement, la conduite abusive doit être attribuable à l’administrateur en raison du fait de son action ou de son inaction, notamment en ce qui a trait à l’exercice des pouvoirs qui lui sont dévolus. Deuxièmement, la demande de redressement doit constituer une manière équitable de remédier à la situation d’abus et doit être pertinente à la lumière des faits en litige. À cet égard, la Cour suprême rappelle que la pertinence de l’imposition de la responsabilité personnelle à un administrateur doit être évaluée à la lumière de quatre principes généraux qui peuvent être résumés ainsi : La demande de redressement doit constituer une manière équitable de régler la situation d’abus. Par exemple, la condamnation tendra à être équitable lorsqu’un administrateur retire un bénéfice personnel de l’abus, notamment un avantage économique ou un contrôle accru de la société. À cet effet, il importe de préciser que l’existence d’un bénéfice personnel n’est qu’un indicateur permettant de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur et non un critère obligatoire. L’ordonnance, étant de nature réparatrice, ne doit pas excéder ce qui est nécessaire afin de remédier à la situation d’injustice ou d’iniquité entre les parties. L’ordonnance doit uniquement satisfaire aux attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, des créanciers, des administrateurs ou des dirigeants, et ce, à titre de parties intéressées de la société. L’imposition de la responsabilité à un administrateur ne doit pas suppléer d’autres remèdes prévus par la loi ou la common law. Les tribunaux doivent donc considérer le contexte général du droit des sociétés dans le cadre du recours en oppression. À la lumière des faits en litige et du test élaboré dans l’affaire Budd, la Cour suprême a, d’une part, conclu que Wilson avait participé de manière prépondérante dans la décision du conseil d’administration de Wi2Wi de ne pas convertir les actions privilégiées d’Alharayeri en actions ordinaires, ce qui a empêché ce dernier de participer au placement privé. D’autre part, la Cour a jugé que la demande de redressement constitue une manière équitable de remédier à la situation d’abus et est pertinente à la lumière des circonstances du litige. De fait, l’abus a procuré un avantage personnel à Wilson, soit un contrôle accru de la société au détriment d’Alharayeri. L’ordonnance accordée, soit le versement d’une somme de 648 310 $ à Alharayeri, constitue donc un remède équitable à l’abus étant donné qu’elle représente ce dont Alharayeri aurait bénéficié si ses actions privilégiées avaient été valablement converties en actions ordinaires. Les attentes raisonnables de Alharayeri ont donc été respectées. L’applicabilité de l’arrêt Wilson au recours en redressement de la Loi sur les sociétés par actions du Québec À la suite de l’arrêt Wilson, il y a lieu de se questionner sur la possibilité d’invoquer ses principes au soutien d’un recours en redressement sous la L.s.a.Q. D’emblée, il importe de souligner que le libellé de l’article 450 L.s.a.Q. est quasi-identique à celui de l’article 241 L.c.s.a., ce qui a pour effet, selon l’auteur Paul Martel5, de rendre le corpus jurisprudentiel de la L.c.s.a. applicable aux recours de la L.s.a.Q. La Cour supérieure du Québec a d’ailleurs expliqué que « les tribunaux peuvent s’inspirer de la jurisprudence développée concernant les recours similaires prévus à la LCSA »6 afin d’analyser les recours prévus à la L.s.a.Q. Par conséquent, il est raisonnable de croire que l’arrêt Wilson peut, à tout le moins, guider le raisonnement des juges dans la mise en oeuvre du recours provincial. Toutefois, quelques distinctions entre les deux recours devront être prises en considération par les tribunaux lors de l’analyse du recours en redressement sous le régime de la L.s.a.Q.: La L.c.s.a. prévoit trois situations pouvant donner ouverture au recours en oppression sous l’article 241, soit l’abus, le préjudice injuste et l’omission injuste de tenir compte des intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants. Par contre, l’article 450 L.s.a.Q. ne prévoit que deux situations pouvant donner ouverture au recours en redressement, soit l’abus et le préjudice injuste. Le recours en equity de la L.c.s.a., qui tient compte de l’atteinte aux intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, créanciers, administrateurs ou dirigeants, n’existe pas sous la L.s.a.Q. En vertu de la L.c.s.a, l’ordonnance doit uniquement satisfaire les attentes raisonnables des détenteurs de valeurs mobilières, des créanciers, des administrateurs ou des dirigeants. Ceci étant, le recours prévu à l’article 450 L.s.a.Q. ne tient pas compte des intérêts des créanciers, comme le fait l’article 241 L.c.s.a. La loi provinciale ne tient compte que des intérêts des détenteurs de valeurs mobilières, des administrateurs et des dirigeants de la société. En conséquence, la pertinence de l’imposition de la responsabilité personnelle à un administrateur doit être évaluée en faisant abstraction des intérêts des créanciers. Le recours en redressement provincial n’existe que depuis le 14 février 2011, date d’entrée en vigueur de la L.s.a, et peu de décisions portant sur l’article 450 L.s.a.Q. ont été rendues par les tribunaux. Il sera donc intéressant de constater dans quelle mesure l’arrêt Wilson sera appliqué dans le cadre d’un recours en redressement en cas d’abus de pouvoir ou d’iniquité. Considérant l’application de l’arrêt BCE Inc. c. Détenteurs de débentures de 19767 (« BCE ») au soutien de plusieurs recours en redressement8 de la loi provinciale, il est raisonnable de croire que l’arrêt Wilson pourra également être plaidé par les praticiens québécois dans le cadre d’un tel recours, considérant que BCE avait, lui aussi, été jugé sur le fondement de la L.c.s.a. Commentaires La Cour suprême aurait-elle facilité l’obtention d’une condamnation personnelle à l’égard d’un administrateur en établissant un test moins restrictif que celui prévu au Code civil ? En principe, sous le Code civil, un administrateur ne peut être tenu responsable des actes et des obligations de la société qu’il administre puisque cette dernière est distincte de ses membres9. Sans avoir recours à la levée du voile corporatif10, un recours peut toutefois être dirigé contre un administrateur lorsqu’il commet une faute extracontractuelle indépendante des obligations de la société ou en est complice. Un tel recours impose au demandeur d’établir la présence d’une faute11, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre ces deux derniers éléments. Or, comme il a été démontré dans l’affaire Multiver ltée c. Wood12, le fardeau de la preuve peut être lourd. En effet, un administrateur qui commet une faute dans le cadre de son mandat n’engage pas nécessairement sa responsabilité extracontractuelle13. Ensuite, bien que le soulèvement du voile corporatif puisse être envisagé, la jurisprudence14 a établi qu’il constitue un recours d’exception qui ne peut être invoqué que dans les cas où un administrateur dissimule une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public sous le couvert de la société. Dans les faits, il semble dorénavant qu’il sera plus facile de retenir la responsabilité personnelle d’un administrateur d’une société en vertu des lois régissant les sociétés par actions qu’en vertu du Code civil, dans la mesure où il existe une situation d’oppression ou d’abus dans cette société. Enfin, le test élaboré par Budd et repris par Wilson fait état de plusieurs indices permettant d’évaluer le caractère équitable d’une demande de redressement, notamment l’existence d’un bénéfice personnel. Or, le caractère non exhaustif de ces indices confère aux tribunaux un large pouvoir discrétionnaire relativement à la condamnation personnelle d’un administrateur. Les administrateurs devront donc redoubler de prudence et de diligence dans l’exécution de leurs fonctions, car leur responsabilité personnelle pourrait être plus facilement retenue à l’occasion d’un recours fondé sur les lois sur les sociétés fédérale et provinciale plutôt que sur le Code civil. Wilson c. Alharayeri, 2017 CSC 39. Budd c. Gentra Inc, 43 B.L.R. (2d) 27 (C.A. Ont.). L.R.C. (1985), ch. C-44. RLRQ, c. S-31.1. Paul Martel, La société par actions au Québec, vol. 1, Les aspects juridiques, Montréal, Wilson & Lafleur, Martel Ltée, 2013, no. 31-506. Gagné Excavation ltée c. Vallières, 2015 QCCS 6223, par. 44. Voir aussi Groupe Renaud-Bray inc. c. Innovation FGF inc., 2014 QCCS 1683, par. 56. [2008] 3 R.C.S. 560. Voir notamment Groupe Renaud-Bray inc. c. Innovation FGF inc., 2014 QCCS 1683 et Langlois c. Langlois, 2015 QCCS 4203. 309 C.c.Q. 317 C.c.Q. Comme par exemple un manquement au devoir de prudence et de diligence en général, ou au devoir d’honnêteté et de loyauté envers la société (article 322 C.c.Q.). Multiver ltée c. Wood, 2015 QCCS 2847. Ibid, par. 73. Voir notamment Avi Financial Corporation (1985) inc. c. Pyravision Teleconnection Canada inc., 1998 CanLII 11474 (QCCS), par. 58.
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Arbitrage et tribunaux quasi judiciaires : les sociétés et les organismes privés doivent-ils nécessairement être représentés par avocat ?
Alors que les particuliers (personnes physiques) peuvent se représenter eux-mêmes et sans avocat devant les tribunaux judiciaires, une personne morale ou une société doit nécessairement être représentée par avocat, et ce, tant en vertu du Code de procédure civile (articles 23, 86 et 87) qu’en raison des actes réservés aux avocats par la Loi sur le Barreau (RLRQ, c. B-1; voir l’article 128) (ci-après la « LB »). Toutefois, il a déjà été question de savoir si un particulier pouvait représenter une personne morale ou une société devant un tribunal quasi judiciaire, par exemple le Tribunal administratif du Québec (ci-après le « TAQ »), et, notamment, valablement signer et déposer des actes de procédure devant cette instance. Il existait jusqu’à récemment deux courants contradictoires au sein du TAQ, certains décideurs opinant que oui1, d’autres que non2, et aucune décision de la Cour du Québec (siégeant en appel du TAQ) ni des tribunaux supérieurs n’avait tranché la question. La controverse portait principalement sur l’interprétation à donner à une exception aux activités réservées aux avocats, cette exception étant ainsi décrite à l’article 129c) LB : « 129. Aucune des dispositions de l’article 128 ne limite ou restreint : […] c) le droit des organismes publics ou privés de se faire représenter par leurs dirigeants, sauf aux fins de plaidoirie, devant tout organisme exerçant une fonction quasi judiciaire; » Dans une décision rendue le 22 mars 20173, le juge David L. Cameron de la Cour du Québec (siégeant en appel du TAQ) a finalement tranché cette question, à savoir la mesure dans laquelle un « organisme privé » peut se faire représenter par ses dirigeants (plutôt que par avocat) devant un organisme exerçant une fonction quasi judiciaire. Il s’agit de la première décision de la Cour du Québec, division d’appel ou de tout tribunal supérieur sur cette question. Le tribunal décide qu’en vertu de l’article 129c) LB, précité, un organisme privé peut se faire représenter par ses dirigeants devant un organisme exerçant une fonction quasi judiciaire, y compris pour signer et déposer des actes de procédure, mais pas pour ce qui est de plaider. Pour décider ainsi, le tribunal doit trancher cinq questions principales qui consistent à déterminer ce que veulent dire les termes « représenter », « organisme privé », « dirigeant », « plaidoirie » et si le TAQ est un « organisme exerçant une fonction quasi judiciaire ». Nous reprenons ces questions, résumons et commentons le raisonnement du tribunal ci-dessous. 1. Quelle est la portée de ce droit de « se faire représenter»: quels sont les actes, gestes et étapes dans le processus qui sont inclus et peuvent être accomplis sans avocat ? Le tribunal adopte une « approche large et inclusive [à l’effet] que l’exception vise toutes les étapes de représentation de la préparation et rédaction jusqu’à la clôture du dossier (sous réserve de la plaidoirie) »4. 2. Quels genres d’entités sont visées par cette exception et considérées comme des « organismes privés » ? Étant d’avis que l’expression « organisme privé », sans autre qualificatif, est le terme le moins spécifique et le plus générique que le législateur ait pu utiliser dans cette exception au monopole conféré aux avocats dans la LB, le tribunal conclut que « le terme «organisme privé» est assez large pour inclure les personnes morales, les sociétés n’ayant pas la personnalité juridique, bref, toute entité de nature privée qui n’est pas un individu »5. 3. Qui peut être considéré comme un « dirigeant » de l’organisme privé ? Encore une fois, le tribunal rejette tout formalisme et indique, par exemple, qu’il ne saurait être question de se fier strictement aux inscriptions faites aux registres publics (par exemple au Registre des entreprises du Québec), où doivent être listés les administrateurs d’une compagnie. Le tribunal décide plutôt que les rôles et responsabilités réels de la personne, dans son rapport à l’entité dont elle voudrait assumer la représentation, doivent être examinés afin d’établir (ou non) son statut de dirigeant. Le tribunal qualifie cette question comme étant « mixte de fait et de droit »6. 4. Que veut dire la limitation « sauf aux fins de plaidoirie » ? Sur ce point, les parties s’entendaient et le tribunal retient que « la notion de plaidoirie est très restreinte, signifiant l’activité qui consiste en la présentation de l’argument à la clôture de la preuve dans le cadre de l’audition »7. Toutefois, le tribunal va plus loin, précisant qu’en l’espèce, la participation ou la représentation par un dirigeant n’auraient dû être exclues qu’aux « fins de plaidoirie en droit après la clarification des questions factuelles »8. 5. Le TAQ est-il un organisme qui exerce une « fonction quasi judiciaire » ? Le tribunal est d’avis que oui, et donc que l’exception de l’article 129c) LB trouve application9. Qu’en est-il en matière d’arbitrage privé ? L’arbitrage « privé » est reconnu comme mode privé de prévention et de règlement des différends à l’article 1 du Code de procédure civile, l’article 4 du Code de procédure civile précisant que ce mode de prévention ou de règlement des différends est confidentiel. L’usage des modes alternatifs de règlement des différends peut comporter certains avantages, notamment la confidentialité, et le recours à ces modes alternatifs de règlement est encouragé par le législateur. La même question est donc susceptible de se poser en ces circonstances, ces dispositions de la LB étant d’ordre public10. Quoique le tribunal tranche la question dans des dossiers émanant du TAQ, le résultat devrait être le même en matière d’arbitrage privé puisqu’un arbitre exerce une fonction quasi judiciaire11, la lecture combinée des articles 1 (définition du mot « tribunal »), 128 et 129 LB menant à cette conclusion. Plus particulièrement, les sous-paragraphes 1 à 7 de l’article 128(2) a) LB dressent une liste exhaustive d’exclusions au monopole prévu à l’article 128(2)a), laquelle liste comprend notamment l’arbitrage de différend ou de grief au sens du Code du travail12 ou au sens de la Loi sur les relations de travail (...) dans l’industrie de la construction13, mais pas l’arbitrage « privé » reconnu comme mode privé de prévention et de règlement des différends à l’article 1 du Code de procédure civile. Il faut donc conclure que le monopole créé par l’art. 128(2)a) LB est applicable à l’arbitrage privé, tout comme l’exception de l’article 129c) LB qui permet à un organisme privé de se faire représenter par ses dirigeants dans ce contexte, sauf aux fins de plaidoirie. Sauf pour ce qui est de plaider. Voir, par exemple, 3639886 Canada Inc. c. Commission de protection du territoire agricole du Québec et als, 2002 CanLII 54567 (QCTAQ). Voir, par exemple, Raven c. Montréal (Ville), 2015 QCTAQ 04983. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191. Lors de la rédaction du présent article, aucun appel n’avait été formé, mais le délai d’appel n’était toujours pas échu. Nous invitons le lecteur à faire le suivi ou à nous contacter. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191, paragr. 181. Id., voir les paragraphes 210-214. Id., voir les paragraphes 225-226. Id., voir le paragraphe 232. Id., voir le paragraphe 232 in fine. Ville de Longueuil c. 9128-2405 Québec Inc., 2017 QCCQ 2191, paragr. 250-251. Fortin c. Chrétien, [2001] 2 R.C.S. 500, p. 516 (paragr. 21). AR Plomberie chauffage inc. c. Institution royale pour l’avancement des sciences, 2007 QCCS 2998, paragr. 45; Maçonnerie Demers inc. c. Lanthier, J.E. 2002-1335, AZ-50127879 (C.S.), paragr. 226; Hubert REID, Dictionnaire de droit québécois et canadien, 5e éd., Wilson-Lafleur, Montréal, 2015, p. 484 (définition de « pouvoir quasi judiciaire »). Voir aussi, où la fonction de l’arbitre est considérée comme analogue à une fonction judicaire (donc quasi judiciaire par nature) : Zittrer c. Sport Maska Inc., [1985] C.A. 386, AZ-85011217, paragr. 54-55, motifs du juge Lebel, tel qu’il était alors (infirmé par la Cour suprême du Canada mais non sur ce point : [1988] 1 R.C.S. 564), cette opinion du juge Lebel ayant fait autorité, voir par exemple : Charbonneau c. Industries A.C. Davie Inc., J.E. 89-759 (C.S.), p. 10; Promutuel Dorchester, société mutuelle d’assurances générales c. Ferland, J.E. 2001-26, AZ-01021003 (C.S), p. 6 et note de bas de page 2; Marie-Josée HOGUE et Patrick FERLAND (dir.), Guide de l’arbitrage, Lexis Nexis Canada inc., Montréal, 2014, paragr. 1-8, 1-9 et 1-10. (RLRQ, c. C-27), voir le paragraphe 128(2)a)[1] LB. (RLRQ, c. R-20), voir le paragraphe 128(2)a)[6] LB.
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Budget 2017 du Canada et intelligence artificielle : votre entreprise est-elle prête?
Le Budget du 22 mars 2017 du Gouvernement du Canada, dans son « Plan pour l’innovation et les compétences » (http://www.budget.gc.ca/2017/docs/plan/budget-2017-fr.pdf) mentionne que le leadership démontré par le milieu universitaire et celui de la recherche au Canada dans le domaine de l’intelligence artificielle se traduira par une économie plus innovatrice et une croissance économique accrue. Le budget 2017 propose donc de fournir un financement renouvelé et accru de 35 millions de dollars sur cinq ans, à compter de 2017-2018, pour l’Institut canadien de recherches avancées (ICRA), qui jumelle les chercheurs canadiens à des réseaux de recherche en collaboration dirigés par d’éminents chercheurs canadiens et internationaux pour effectuer des travaux sur des sujets qui touchent notamment l’intelligence artificielle et l’apprentissage profond (deep learning). Ces mesures s’ajoutent à plusieurs mesures fiscales fédérales et provinciales intéressantes qui appuient déjà le secteur de l’intelligence artificielle. Au Canada et au Québec, le programme de recherche scientifique et développement expérimental (RS&DE) procure des avantages à deux volets : les dépenses de RS&DE sont déductibles du revenu aux fins de l’impôt et un crédit d’impôt à l’investissement (CII) pour la RS&DE est offert pour réduire l’impôt. Le solde du CII est remboursable dans certains cas. Au Québec, un crédit d’impôt remboursable est également disponible pour le développement des affaires électroniques lorsqu’une société exerce principalement ses activités dans les domaines de la conception de systèmes informatiques ou de l’édition de logiciels et qu’elles sont effectuées dans un établissement situé au Québec. Ce Budget 2017 vise donc à rehausser l’avantage concurrentiel et stratégique du Canada en matière d’intelligence artificielle, et par le fait même celui de Montréal, une ville qui jouit déjà d’une réputation internationale dans ce domaine. Il reconnaît d’entrée de jeu que l’intelligence artificielle, au-delà de toutes les questions d’éthique qui passionnent actuellement la communauté internationale, pourrait permettre de générer une croissance économique solide en améliorant la façon de produire des biens, d’offrir des services et de surmonter divers défis de société. Le Budget ajoute également que l’intelligence artificielle « offre des possibilités dans de nombreux secteurs, de l’agriculture aux services financiers, créant des occasions pour les entreprises de toutes tailles, que ce soit des entreprises technologiques en démarrage ou les plus importantes institutions financières du Canada. » Ce rayonnement du Canada sur la scène internationale passe invariablement par un appui gouvernemental aux programmes de recherche et à l’expertise de nos universités. Ce Budget est donc un pas dans la bonne direction pour faire en sorte que toutes les activités reliées à l’intelligence artificielle, de la R&D à la mise en marché en passant par la création et la distribution des produits et services, demeurent ici au Canada. Le budget 2017 attribue ainsi 125 millions de dollars au lancement d’une stratégie pancanadienne en matière d’intelligence artificielle pour la recherche et le talent afin de favoriser la collaboration entre les principaux centres canadiens d’expertise et renforcer le positionnement du Canada en tant que destination de calibre mondial pour les entreprises désirant investir dans l’intelligence artificielle et l’innovation. Laboratoire juridique Lavery sur l’intelligence artificielle (L3IA) Nous anticipons que d’ici quelques années, toutes les sociétés, entreprises et organisations, dans toutes les sphères d’activités et tous les secteurs, feront appel à certaines formes d’intelligence artificielle dans leurs activités courantes, qu’il s’agisse d’améliorer la productivité ou l’efficacité, d’assurer un meilleur contrôle de la qualité, de conquérir de nouveaux marchés et clients, de mettre en place de nouvelles stratégies marketing, d’améliorer les processus, l’automatisation et la commercialisation ou encore la rentabilité de l’exploitation. Pour cette raison, Lavery a mis sur pied le Laboratoire juridique Lavery sur l’intelligence artificielle (L3IA) qui analyse et suit les développements récents et anticipés dans le domaine de l’intelligence artificielle d’un point de vue juridique. Notre Laboratoire s’intéresse à tous les projets relatifs à l’intelligence artificielle (IA) et à leurs particularités juridiques, notamment quant aux diverses branches et applications de l’intelligence artificielle qui feront rapidement leur apparition dans les entreprises et les industries. Les développements de l’intelligence artificielle, à travers un large éventail de fonctionnalités et d’applications, auront également un impact certain sur plusieurs secteurs et pratiques du droit, de la propriété intellectuelle à la protection des renseignements personnels, en passant par la régie d’entreprise et tous les volets du droit des affaires. Dans nos prochaines publications, l’équipe de notre Laboratoire juridique Lavery sur l’intelligence artificielle (L3IA) analysera de façon plus spécifique certaines applications de l’intelligence artificielle dans différents secteurs.
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Déclaration d’inhabileté d’un cabinet d’avocats : la Cour supérieure élargit le spectre des conflits d’intérêts
Dans une décision rendue le 1er décembre 2016, la Cour supérieure du Québec a eu à trancher une situation jusque-là inédite et à déterminer si, dans un recours, des avocats peuvent agir contre d’ex-employés d’une cliente avec lesquels ils ont toujours à collaborer dans le cadre d’un autre recours connexe. Elle a décidé de déclarer les avocats inhabiles. Le litige La construction d’un vaste complexe sportif à Trois-Rivières, le Complexe sportif Alphonse-Desjardins (« CSAD »), donne lieu à un feuilleton politico-judiciaire depuis le tournant des années 2010. La Commission scolaire du Chemin-du-Roy (la « Commission ») est au nombre des partenaires impliqués dans ce projet développé par phases depuis 1999. Après la construction de la deuxième phase, un aréna olympique, et la découverte de divers problèmes de fonctionnement liés aux installations, la Commission a intenté en 2011 un recours de plus de 3 millions de dollars contre les ingénieurs du projet, ainsi que certains entrepreneurs et sous-traitants. Les services de Morency, Société d’avocats, ont été retenus pour la représenter. Dans le cadre de ce recours, deux employés de la Commission, Michel Morin et Michel Montambeault, ont aidé les avocats dans leur préparation, ont été interrogés à titre de représentants de la demanderesse et ont assisté aux interrogatoires des parties adverses. Au cours des années suivantes, la Commission a appris que contrairement à ce qu’elle croyait, les différentes phases du CSAD entraînaient des pertes financières. Elle a estimé que le portrait financier qui lui était présenté contenait des irrégularités. Le Vérificateur général du Québec a d’ailleurs fourni son éclairage sur ces irrégularités. En 2016, la Commission a intenté une poursuite en dommages contre certains de ses consultants et ex-dirigeants, parmi lesquels MM. Morin et Montambeault (qu’elle ne comptait plus parmi ses employés). La réclamation atteint près de six millions de dollars. Les avocats du cabinet Morency ont une fois de plus été choisis pour représenter la Commission. C’est dans le contexte de ce deuxième recours que Michel Morin et Michel Montambeault ont présenté une demande en déclaration d’inhabileté. Ainsi, l’existence d’une apparence de conflits d’intérêts a été soulevée non pas par la cliente des avocats, mais par d’ex-représentants de celle-ci. Les motifs La Cour supérieure a reconnu qu’il existe dans cette affaire une possibilité de conflit d’intérêts qui rend les avocats inhabiles. Dans ses motifs, le juge Daniel Dumais a rappelé que le législateur québécois a codifié, à l’article 193 du nouveau Code de procédure civile, les trois situations les plus courantes donnant lieu à une déclaration d’inhabileté : celle où l’avocat a transmis ou est susceptible de transmettre à une autre partie ou à un tiers des renseignements confidentiels; celle où l’avocat est appelé à témoigner dans l’instance sur des faits essentiels ou encore celle où l’avocat est en situation de conflits d’intérêts et n’y remédie pas. Le juge a rapidement évacué l’hypothèse d’un témoignage par les avocats du cabinet Morency. Rien de tel n’était envisagé dans l’affaire. Pas question non plus d’une transmission de renseignements confidentiels. En effet, il est clair que la cliente du cabinet Morency a toujours été la Commission. Les renseignements confidentiels qu’ont pu transmettre aux avocats MM. Morin et Montambeault dans le cadre du recours de 2011, à titre de représentants de la Commission, appartiennent à cette dernière. Il ne peut y avoir de déclaration d’inhabileté pour ce motif. C’est donc sous l’angle des conflits d’intérêts que la Cour s’est autorisée à restreindre le droit de la Commission aux avocats de son choix. Le juge Dumais a écrit : « Le Tribunal est d’opinion qu’il y a ici apparence de conflit d’intérêts (…), compte tenu de la combinaison des trois éléments suivants : 1) le rôle important dévolu aux requérants dans les deux affaires, 2) la simultanéité des deux recours et iii) la connexité qui les unit. » Le juge a précisé qu’« il est probable qu’une relation de confiance se soit (…) forgée » entre MM. Morin et Montambeault et les avocats du cabinet Morency dans le cadre de la poursuite intentée en 2011. Les avocats ont appris à les connaître. Ils les citeront vraisemblablement à comparaître lors du procès à venir. La situation « n’a rien de rassurant », écrit le juge Dumais, s’ils doivent affronter un autre avocat du même cabinet quelques semaines plus tard dans le cadre de la poursuite intentée en 2016. Puisqu’il est question de gestion financière dans les deux recours et que les reproches adressés à MM. Morin et Montambeault dans celui de 2016 pourraient affecter leur crédibilité comme témoins dans celui de 2011, la Cour estime qu’il y a connexité. « L’inconfort et l’inquiétude (de MM. Morin et Montambeault) seront probablement moindres si c’est un nouveau cabinet qui les poursuit », précise-t-elle. En obiter, le juge Dumais ajoute que même s’il en venait à la conclusion qu’il y avait absence de conflit d’intérêts dans cette affaire, il déclarerait les avocats du cabinet Morency inhabiles au nom de l’intérêt supérieur de la justice. Quoi retenir? En matière de déclaration d’inhabileté, chaque cas est un cas d’espèce. Le libre choix des avocats reste le principe. Toutefois, la Cour supérieure enseigne dans cette affaire qu’il faut élargir le champ de recherche des conflits d’intérêts. Ces derniers peuvent naître non seulement lorsque des avocats sont appelés à agir contre des clients ou ex-clients, mais aussi contre les représentants importants de ces derniers. La Cour d’appel avait pourtant décidé, en 2000, de permettre à un cabinet d’avocats d’agir contre l’ex-représentant de l’une de ses clientes1. Le juge Forget avait écrit, avant de rejeter la requête en inhabileté : « La prétention des intimés aurait pour effet qu’à chaque occasion où un cabinet d’avocats communique avec un employé de sa cliente, il ne pourrait plus jamais agir pour cette cliente advenant un litige entre elle et cet employé. » Le juge Dumais de la Cour supérieure a refusé le même dispositif étant donné que les deux dossiers en cause dans l’affaire sont connexes, actifs et simultanés, et que MM. Morin et Montambeault, en tant que représentants importants de la Commission, ont toujours à collaborer avec les avocats de Morency. Il sera intéressant de voir si la Cour d’appel du Québec fera, elle aussi, une telle distinction, puisqu’elle a accepté d’entendre le pourvoi de la Commission. École Peter Hall inc. c. Fondation Eleanor Côté inc., 2000 CanLII 11376 (C.A.)
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Le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Cour du Québec en matière civile : un recours inusité, mais possible dans certaines circonstances
Le pouvoir de surveillance et de contrôle de la Cour supérieure du Québec à l’endroit des décisions de la Cour du Québec est incontestable. Il est d’ailleurs expressément consacré par l’article 34 du Code de procédure civile1, qui investit la Cour supérieure d’un pouvoir général de contrôle judiciaire sur les tribunaux du Québec autres que la Cour d’appel. Il demeure toutefois que l’appel devant la Cour d’appel du Québec est le moyen généralement utilisé pour se pourvoir à l’encontre d’une décision de la Cour du Québec. Ce principe trouve évidemment exception en matière administrative, lorsque la Cour du Québec agit elle-même en appel de la décision d’un organisme ou d’un tribunal administratif. En de telles circonstances, les décisions rendues par la Cour du Québec sont souvent finales et sans appel, ce qui exclut dès lors la compétence de la Cour d’appel. Seul le pourvoi en contrôle judiciaire en Cour supérieure demeure alors possible. La question se pose différemment dans le cas de décisions rendues par la Cour du Québec en matière civile. En effet, compte tenu du droit d’appel expressément prévu par le Code de procédure civile à l’encontre des jugements de la Cour du Québec qui mettent fin à une instance, l’appel devant la Cour d’appel est le recours tout indiqué. Toutefois, certaines considérations pratiques peuvent militer contre l’appel dans le cadre de certains dossiers particuliers. Par exemple, lorsque les enjeux financiers sont de moindre importance, l’appel peut s’avérer disproportionné eu égard aux coûts et au temps exigés compte tenu de l’objectif recherché. Dans de telles situations, le justiciable est-il dépourvu de tout recours ? Pas nécessairement, tel que l’illustre la décision que rendait récemment la Cour supérieure dans l’affaire Côté c. Cour du Québec2. Dans cette décision, l’honorable juge Bernard Godbout a conclu à un excès de compétence de la part du juge de première instance qui, bien qu’ayant reconnu l’existence d’une transaction réglant le sort de la réclamation, a malgré tout fait droit à la réclamation de la partie demanderesse, le tout sans explication ni motivation. Soulignant qu’une telle décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit, le juge Godbout a fait droit à la demande de pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision de la Cour du Québec rendue en matière civile et a révisé celle-ci, malgré l’existence d’un droit d’appel sur permission à la Cour d’appel du Québec. Les faits en cause dans l’affaire Côté c. Cour du Québec étaient pour le moins inusités : il existait en effet une incohérence manifeste entre les motifs et le dispositif du jugement de première instance. Or, bien que la Cour d’appel eût certainement été compétente pour corriger cette situation, sous réserve évidemment de l’octroi de la permission d’appeler, l’honorable juge Bernard Godbout a conclu qu’il s’agissait d’un cas d’exception au principe de l’épuisement des recours posé par le deuxième alinéa de l’article 529 du Code de procédure civile : « [33] Ce n’est pas le tribunal qui reconnaît ou déclare que la transaction a, entre les parties, l’autorité de la chose jugée. C’est la loi, plus précisément l’article 2633 C.c.Q. C’est donc une règle de droit. [34] L’article 529 alinéa 2 C.p.c. précise que le pourvoi en contrôle judiciaire « n’est ouvert que si le jugement ou la décision qui en fait l’objet n’est pas susceptible d’appel ou de contestation, sauf dans le cas où il y a défaut ou excès de compétence. » [Soulignement ajouté] [35] Étant donné l’article 2633 C.c.Q, on peut difficilement conclure que la décision condamnant les demandeurs, dont M. Côté, à payer à Mme Plourde un montant d’argent pour les services rendus appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en regard des faits et du droit ». Ce faisant, le tribunal commet un excès de compétence, permettant ainsi à la Cour supérieure d’intervenir dans le cadre d’une demande en contrôle judiciaire, malgré l’existence de droit d’appel à la Cour d’appel sur permission et cela, sans dénaturer le recours qu’est le contrôle judiciaire. » Exerçant sa discrétion, l’honorable juge Bernard Godbout a donc fait droit au recours et annulé la conclusion du jugement dont se plaignait le demandeur, rappelant au passage que le contrôle de la légalité des décisions dans la poursuite de la primauté du droit est une composante importante du principe de l’accessibilité à la justice. Par ailleurs, tel que la Cour d’appel du Québec l’avait déjà indiqué, le pourvoi en contrôle judiciaire en présence d’un droit d’appel sur permission n’est cependant possible que dans des circonstances exceptionnelles. En effet, il ressort nettement de la jurisprudence que le pourvoi en contrôle judiciaire ne doit pas être utilisé comme voie d’appel automatique, supplantant la permission requise par le législateur à l’article 30 du Code de procédure civile. Seul le constat d’une absence de compétence, de la violation des règles de justice naturelle ou d’une décision contraire à la raison pourra y donner ouverture3. Or, tel que le soulignait la Cour d’appel, « la démonstration d’une telle illégalité, commise par un juge professionnel, sera plutôt rare »4. Le pourvoi en contrôle judiciaire d’une décision de la Cour du Québec rendue en matière civile est donc possible, mais seulement dans des cas très particuliers. Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01. Côté c. Cour du Québec, 2016 QCCS 5539. Trudel c. Re/Max 2001 MFL inc., 2013 QCCA 1396, par. 6, 7, 13 à 15; Mondesir c. Asprakis, 2010 QCCA 1780, par. 13 et 14. Trudel c. Re/Max 2001 MFL inc., 2013 QCCA 1396, par. 15; Mondesir c. Asprakis, 2010 QCCA 1780, par. 13.
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Modifications au Code de procédure civile – Petites créances : le plafond explose
Le 1er janvier 2015, le seuil de compétence de la Cour des petites créances passera de 7000 $ à 15 000 $. Une première étape vers la modernisation de la procédure civile, a expliqué le ministère de la Justice, qui sera suivie, en janvier 2016, par l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile. Le 28 février 2014, l’Assemblée nationale adoptait le projet de loi no 28 instituant un nouveau Code de procédure civile, fruit de 15 années de réflexion sur la réforme de la procédure civile québécoise. Dans ce contexte, une augmentation significative du plafond de compétence de la Division des petites créances de la Cour du Québec, soit de 7 000 $ à 15 000$, constitue l’une des mesures envisagées par le législateur afin d’accroître l’accès à la justice. Or, l’Assemblée nationale a récemment sanctionné le Projet de loi no 14 1, qui a notamment pour effet de devancer au 1er janvier 2015 cette augmentation du seuil de compétence monétaire de la Division des petites créances en modifiant l’actuel Code de procédure civile. Pour reprendre les propos de la ministre de la Justice Stéphanie Vallée, « [l]a hausse contribuera à rendre plus accessible aux Québécoises et aux Québécois ce tribunal où les citoyens se représentent seuls, sans avocat. » Lavery est d’avis que cette modification législative est susceptible d’avoir un impact significatif à court terme pour le milieu des affaires en ce qui a trait à la gestion de ces dossiers litigieux dans le cadre desquels la représentation par avocats est généralement interdite. La modification n’a pas d’effet rétroactif sur les affaires présentement en cours ni quant à leur exécution. Lavery continuera à vous informer régulièrement de l’évolution de cette réforme de la procédure civile. _________________________________________ 1Loi modifiant le Code de procédure civile et d’autres dispositions, LQ 2014, c. 10.
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Bulletin trimestriel d’information juridique à l’intention des professionnels de la comptabilité, de la gestion et des finances, Numéro 24
SOMMAIRELe prête-nom en contexte litigieuxL’utilisation d’un prête-nom par les sociétés en commandite et les fiducies détenant des immeublesL’inscription volontaire d’un prête-nom aux fins de la TPS et de la TVQLa détention d’immeubles par un prête-nom : les enjeux en matière de taxes à la consommationLE PRÊTE-NOM EN CONTEXTE LITIGIEUXLéa MaaloufEn matière commerciale, il arrive relativement fréquemment que deux personnes conviennent de dissimuler leur véritable intention aux yeux des tiers et d’exprimer leur volonté réelle dans un contrat secret (ou contre-lettre), tout en publicisant auprès des tiers un autre contrat, dit fictif ou apparent. C’est ce qu’on appelle la simulation.Cette pratique est tout à fait légale, à moins qu’elle ne vise à frauder la loi ou à éluder la responsabilité d’un des contractants, par exemple par le retrait d’un bien de son patrimoine afin d’éviter l’exécution d’un jugement. La simulation est régie par les articles 1451 et 1452 du Code civil du Québec. La contre-lettre n’est soumise à aucune condition de forme : elle est tout aussi valide qu’elle soit verbale ou écrite.La convention de prête-nom est une des formes que peut prendre la simulation : lorsqu’une personne passe par un tiers pour contracter avec une autre, ce tiers est désigné comme étant le prête-nom.Avec autant de joueurs à la table, il est intéressant de s’attarder aux questions de la responsabilité des parties et de la préséance des contrats advenant un litige.Si le litige oppose les parties à la convention de prête-nom, le droit est clair : la contrelettre, qu’elle soit verbale ou écrite, l’emporte sur le contrat apparent. L’une ou l’autre des parties ne peut donc refuser de donner effet à la convention de prête-nom. Il est intéressant de noter que la preuve de l’existence d’une contre-lettre peut être faite par tous les moyens, y compris par témoignage. Ceci est plutôt exceptionnel, considérant que les règles en matière de preuve ne permettent pas aux parties à un contrat écrit d’utiliser la preuve testimoniale pour le contredire ou en changer les termes. Le raisonnement des tribunaux est le suivant : la convention de prête-nom constitue un contrat en soi, distinct du contrat apparent. Il ne s’agit donc pas de contredire le contrat apparent, mais bien d’établir l’existence d’un nouveau contrat.Toutefois, si un tiers intente des procédures et que ce tiers est de bonne foi – c’est-à-dire qu’il ignore l’existence de l’acte secret, le Code civil du Québec prévoit que le tiers aura le choix de se prévaloir, selon son intérêt, de la contre-lettre ou de l’acte apparent. En principe, le tiers n’a pas à faire la preuve d’une intention frauduleuse des parties à la contre-lettre pour privilégier l’acte secret. Une certaine jurisprudence soutient néanmoins que le tiers devrait au moins faire valoir qu’il a subi un préjudice en raison de la simulation. Encore une fois, la preuve de la simulation pourra se faire par tous les moyens. À l’inverse, les parties à une contrelettre peuvent décider de publier celle-ci afin de mettre fin à la simulation : le cas échéant, il sera plus difficile pour le tiers de se prévaloir du contrat apparent. Dans une affaire récente1, la Cour supérieure a cependant reconnu la responsabilité tant des prête-noms que des véritables propriétaires d’un immeuble, concluant que les parties avaient délibérément créé une confusion au point de constituer un abus de droit et que la théorie de l’alter ego devait aussi être appliquée.En conclusion, bien que cela puisse paraître surprenant à première vue, un acte fictif tel une convention de prête-nom est tout à fait légal, à moins d’être utilisé à mauvais escient. Les parties à cet acte fictif doivent toutefois se rappeler qu’un tiers de bonne foi pourra écarter cet acte et traiter l’acte apparent comme étant la véritable convention des parties, même s’il ne s’agit pas de la volonté initiale des contractants._________________________________________1 9087-7135 Québec inc. c. Centre de santé et de services sociaux Lucille-Teasdale, 2013 QCCS 3856.L’UTILISATION D’UN PRÊTE-NOM PAR LES SOCIÉTÉS EN COMMANDITE ET LES FIDUCIES DÉTENANT DES IMMEUBLESDominique BélislePlusieurs arguments juridiques justifient la pratique qui s’est développée au Québec et dans les provinces de common law de publier au nom d’une société prête-nom le titre de propriété d’un immeuble acquis par une société en commandite ou par une fiducie de placement immobilier (« FPI » ou real estate investment trust).Un de ces arguments est fondé sur le fait que les sociétés de personnes (y compris les sociétés en commandite) et les fiducies constituées en vertu du Code civil du Québec (le « Code ») ne bénéficient pas de la personnalité morale et ne constituent donc pas une « personne » distincte de celle de ses membres, associés ou bénéficiaires. En effet, historiquement en droit civil, le patrimoine avait toujours été considéré comme étant rattaché à une personne physique ou morale. Avec le temps, s’est développé le concept attribuant aux sociétés de personnes un patrimoine distinct de celui des associés et attribuant à la fiducie un patrimoine d’affectation distinct et autonome de celui de son constituant, fiduciaire ou bénéficiaire.Dans le cas de la fiducie constituée par le Code, incluant les FPI, la pratique d’utiliser un prête-nom n’est pas uniforme et est moins courante. En effet, l’article 1278 du Code énonce que les titres relatifs aux biens de la fiducie sont établis au nom des fiduciaires. Sur cette base, il est courant de voir le titre de propriété des immeubles détenus par une FPI publié au registre foncier sous le nom de tous les fiduciaires agissant en leur qualité de fiduciaires de la fiducie. D’autres conseillers juridiques publient toujours le titre de propriété de l’immeuble directement au nom de la FPI et ce, malgré cet article 1278. Pour le moment, rien n’indique que cette pratique affecte la validité du titre de propriété.Dans les cas ci-dessus, cependant, le prêtenom n’est pas utilisé sur la base de l’absence de personnalité morale de la fiducie puisque le Code reconnaît expressément l’absence de droits réels des parties impliquées sur le patrimoine distinct de la fiducie. Cette reconnaissance vient pallier l’ambiguïté causée par cette absence de personnalité.L’avantage du prête-nom pour une FPI se situerait alors à d’autres niveaux, telle par exemple, la flexibilité offerte lors de transferts de propriété entre parties liées à la fiducie et les droits de mutation engendrés lorsque ces transferts sont publiés au registre foncier. En effet, les exemptions prévues à l’article 19 de la Loi concernant les droits sur les mutations immobilières (Québec) lorsqu’il y a restructuration corporative ne sont pas applicables dans les cas d’une fiducie ou d’une société de personnes. Certaines exemptions prévues à l’article 20 de cette loi s’appliquent à une fiducie, mais dans des cas très précis.Dans le cas des sociétés de personnes cependant, l’utilisation du prête-nom est plus courante et se justifie non seulement dans le cadre de la Loi concernant les droits sur les mutations immobilières, mais également par l’incertitude causée relativement à la détention du titre de propriété considérant l’absence de personnalité morale de la société de personnes. En effet, le Code, contrairement à la fiducie, ne vient pas préciser directement le caractère autonome du patrimoine ni que les associés ne détiennent aucun droit réel sur les biens de la société.De plus, la Cour d’appel, dans l’affaire de la Ville de Québec c. Compagnie d’immeubles Allard ltée1, a énoncé que la société en nom collectif, n’ayant pas de personnalité juridique distincte de ses membres, ne détient pas les biens de la société et conclut que les associés détiennent un droit réel indivis dans l’immeuble. Dans ce cas, la Cour a établi que la cession par un associé de sa part dans la société constituait un transfert de sa part indivise donnant lieu à un droit de mutation (les parties ayant eu la mauvaise idée de publier ce transfert...).Cette décision est venue créer une incertitude sur l’identité du propriétaire de l’immeuble. Le titre de propriété est-il vraiment détenu en indivision par chacun des associés ? Qu’en est-il de la société en commandite ? L’argument invoqué par la Cour d’appel pour justifier ses conclusions s’applique également à la société en commandite. En pratique cependant, il n’est certainement pas l’intention des partenaires à une société en commandite que chaque cession de part entraîne une cession en indivision de l’immeuble. Cette incertitude a justifié la pratique commerciale de publier le titre de propriété au registre foncier sous le nom du commandité ou sous le nom d’une société prête-nom._________________________________________1 [1996] RJQ 1566 (C.A.). L’INSCRIPTION VOLONTAIRE D’UN PRÊTE-NOM AUX FINS DE LA TPS ET DE LA TVQDiana DarilusDans un contexte immobilier, une personne peut agir à titre de prête-nom pour une autre personne afin de détenir le titre de propriété de l’immeuble et s’occuper de la gestion des activités immobilières. Ce type de structure suppose l’existence d’une relation mandantmandataire non dévoilée aux tiers.Dans le cadre de ce type de relation, le mandant est celui qui est considéré comme exerçant des activités commerciales en lien avec l’immeuble et il est donc généralement tenu de s’inscrire aux fins de la TPS et de la TVQ.Toutefois, une société prête-nom qui détient le titre de propriété d’un immeuble au nom du véritable propriétaire pourrait vouloir s’inscrire volontairement aux fins de la TPS et de la TVQ pour plusieurs raisons, dont les suivantes : utilisation des numéros de TPS et de TVQ du prête-nom aux fins de la documentation juridique et administrative, telle que des factures ou des baux commerciaux, afin de préserver la confidentialité du véritable propriétaire de l’immeuble; choix conjoint du mandant et du mandataire prévu au paragraphe 177(1.1) de la Loi sur la taxe d’accise (« LTA ») et à l’article 41.0.1. de la Loi sur la taxe de vente du Québec (« LTVQ ») qui permet au mandataire de remettre les taxes perçus aux autorités fiscales au nom du mandant; et choix relatif à une coentreprise prévu aux articles 273 LTA et 346 LTVQ qui permet aux participants de désigner un responsable de remettre les taxes perçus aux autorités fiscales et de réclamer les crédits de taxe sur les intrants et les remboursements de la taxe sur les intrants (CTI/RTI) au nom des participants. Une société prête-nom ne peut s’inscrire volontairement aux fins de la TPS et de la TVQ que si elle exerce une activité commerciale. La définition de l’expression « activité commerciale » est très large et comprend l’exploitation d’une entreprise par une société par actions sans attente raisonnable de profit, sauf dans la mesure où l’entreprise comporte la réalisation de fournitures exonérées. Quant à la définition du terme « entreprise », elle inclut toutes affaires quelconques avec ou sans but lucratif. À la lumière de ces définitions, il semble qu’une société prête-nom dont les activités se limitent à détenir le titre de propriété au nom du véritable propriétaire sans recevoir de rémunération pourrait être considérée comme exerçant une activité commerciale.Revenu Québec a toutefois remis en question au cours des dernières années l’inscription volontaire de certaines sociétés prête-noms qui prenaient la forme de « coquilles vides » sur la base qu’elles n’exerçaient pas d’activités commerciales et a annulé rétroactivement leurs inscriptions aux fichiers de la TPS et de la TVQ. afin d’éviter un tel différend avec les autorités fiscales, la prudence est de mise lors de l’implantation d’une société prête-nom dans la structure de détention d’immeubles au Québec. Nous recommandons notamment que les mesures minimales suivantes soient prises afin de réduire le risque de contestation de la part de Revenu Québec : des frais mensuels (plus les taxes applicables) devraient être payés à la société prête-nom en vertu des modalités d’une convention écrite de prête-nom; et la société prête-nom devrait ouvrir un compte bancaire afin d’y déposer sa rémunération. Nous croyons que si de telles mesures sont prises, il serait plus raisonnable de considérer que la société prête-nom exerce effectivement une activité commerciale, soit la fourniture taxable de services à titre de mandataire au profit du mandat ou des participants à une coentreprise.LA DÉTENTION D’IMMEUBLES PAR UN PRÊTE-NOM : LES ENJEUX EN MATIÈRE DE TAXES À LA CONSOMMATIONJean-Philippe LatreilleAu cours des dernières années, les autorités fiscales ont intensifié leurs efforts de vérification des sociétés détenant des immeubles à titre de prête-nom. Dans ce contexte, la validité de certains choix relatifs aux coentreprises en matière de TPS et de TVQ a été remise en question.Ces choix permettent aux participants à une coentreprise de désigner l’un d’eux à titre d’« entrepreneur » dont le rôle est de remettre les taxes et de réclamer les intrants au nom des autres participants. Or, dans certaines circonstances, les autorités fiscales adoptent une position selon laquelle une société servant uniquement de prête-nom n’est pas un participant à la coentreprise et ne peut donc pas être validement désignée comme « entrepreneur ».Toutefois, les autorités fiscales ont annoncé récemment qu’elles ont donné instruction à leurs vérificateurs de ne pas établir de cotisations lorsque cette situation se présente. Cette tolérance administrative est conditionnelle à ce que toutes les déclarations aient été produites et que tous les montants dus aient été remis.Cette mesure est temporaire puisqu’elle s’applique uniquement aux périodes de déclaration se terminant avant le 1er janvier 2015. De plus, les autorités fiscales s’attendent à ce que les participants à une coentreprise bénéficiant de la tolérance effectuent des choix valides à l’avenir. Les propriétaires d’immeubles ayant recours à un prête-nom seraient donc avisés de réexaminer dès maintenant leur structure de détention à la lumière des positions publiées par les autorités fiscales.
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Bulletin trimestriel d’information juridique à l’intention des professionnels de la comptabilité, de la gestion et des finances, Numéro 23
SOMMAIRE Le plan budgétaire fédéral 2014 sonne le glas de deux mesures de planification fiscale familiale très prisées tant par les entrepreneurs que par certains professionnels L’expert de la Cour Vous avez signé un contrat de service...avec un employé! Comment bien qualifier la relation entre les parties et quelles sont les conséquences d’une mauvaise qualification? Application de la RGAÉ à une opération de « nettoyage » de dettes transfrontalières : Décision Pièces Automobiles Lecavalier Inc.LE PLAN BUDGÉTAIRE FÉDÉRAL 2014 SONNE LE GLAS DE DEUX MESURES DE PLANIFICATION FISCALE FAMILIALE TRÈS PRISÉES TANT PAR LES ENTREPRENEURS QUE PAR CERTAINS PROFESSIONNELSMartin bédardFRACTIONNEMENT DE REVENUPAR L'INTERMÉDIAIRE D'UNE FIDUCIE OU D'UNE SOCIÉTÉ DE PERSONNESTout d’abord, le Plan budgétaire fédéral 2014 (le « budget ») met fin aux possibilités de fractionnement de revenu des fiducies et sociétés de personnes en ce qui a trait aux revenus d’entreprise et de location attribués à un enfant mineur.De tels revenus seront maintenant considérés comme faisant partie du revenu fractionné de la fiducie ou de la société de personnes et seront imposés au taux marginal.Tel que décrit dans le Budget, les conditions d’application de cette nouvelle mesure sont les suivantes : les revenus proviennent d’une entreprise ou de la location de biens; une personne liée à l’enfant mineur, selon le cas : prend part, de façon active et régulière, à l’activité de la société de personnes ou de la fiducie générant de tels revenus; possède, dans le cas d’une société de personnes, une participation dans la société de personnes soit directement, soit indirectement par l’intermédiaire d’une autre société de personnes. Les structures visées par ces nouvelles mesures pouvaient être utilisées par des professionnels exerçant leur entreprise par l’intermédiaire d’une société de personnes dont leur enfant mineur ou une fiducie au bénéfice de ce dernier était un associé. Une telle structure permettait d’attribuer directement ou indirectement une part du revenu de la société de personnes à l’enfant mineur et ainsi tirer avantage des taux d’imposition progressifs.À compter de l’année 2014, de telles structures seront visées par les règles du revenu fractionné et ne présenteront plus d’avantage fiscal. Il demeure toutefois possible de fractionner de tels revenus avec des personnes liées ayant atteint l’âge de la majorité.FRACTIONNEMENT DE REVENU POST-MORTEM: LA FIDUCIE TESTAMENTAIRELe Budget met aussi fin aux taux d’imposition progressifs applicables à une fiducie testamentaire, mesure par ailleurs annoncée dans le Plan budgétaire fédéral 2013.À ce jour, les fiducies testamentaires permettaient à leurs bénéficiaires d’obtenir les avantages de plus d’une série de taux d’imposition progressifs. Parmi les possibilités de planification fiscale associées à la disponibilité de tels taux d’imposition progressifs, on retrouvait notamment l’utilisation de nombreuses fiducies testamentaires, le report de l’achèvement de l’administration d’une succession pour des raisons fiscales ou encore l’évitement de l’impôt de récupération de la Sécurité de la vieillesse.Une fiducie testamentaire sera dorénavant uniformément imposable à son taux d’imposition marginal.Toutefois, les taux d’imposition progressifs demeureront applicables dans les deux cas suivants : (i) pour les trente-six (36) premiers mois d’une succession qui est une fiducie testamentaire et (ii) dans le cas d’une fiducie dont les bénéficiaires sont des personnes admissibles au crédit d’impôt fédéral pour personnes handicapées.Le Budget prévoit également que la fin d’année d’une fiducie testamentaire devra désormais correspondre au 31 décembre de chaque année à compter du 31 décembre 2015.Ces mesures s’appliqueront aux années d’imposition 2016 et suivantes.L’EXPERT ET LA COURDominique VallièresDans le cadre de litiges, il est fréquent que les avocats requièrent le témoignage d’experts, notamment de comptables. Cette preuve, lorsqu’elle est bien présentée, peut être déterminante sur l’issue d’un procès. Dans la situation contraire, un débat sur la qualité de l’expert ou la force probante de son témoignage peut s’engager. C’est pourquoi nous examinerons ici le rôle, la qualification et la crédibilité de l’expert.LE RÔLE DE L'EXPERTLe rôle de l’expert est d’exprimer une opinion fondée sur ses connaissances scientifiques, économiques ou autres qui dépassent celles du juge et sans lesquelles il est impossible de tirer des faits les conclusions qui s’imposent. Autrement dit, lorsque le juge est tout aussi capable de comprendre les faits et d’en tirer les inférences qui s’imposent, l’expertise n’est ni nécessaire ni admissible. Par exemple, le calcul des profits bruts d’un contrat, qui ne constitue qu’une opération arithmétique, ne nécessitera pas une expertise particulière et le comptable appelé à témoigner sur cette question sera considéré, au mieux, comme un témoin ordinaire. Le rôle de l’expert est d’éclairer le tribunal d’une manière aussi objective ou impartiale que possible.SA QUALIFICATIONPour exprimer son opinion, l’expert doit d’abord être qualifié comme tel par la Cour. L’expert sera donc d’abord interrogé sur sa formation et son expérience. Si la qualité d’expert est contestée et que le tribunal considère les qualifications du témoin insuffisantes, il peut refuser de l’entendre. Les qualifications de l’expert doivent être reliées aux matières sur lesquelles porte son témoignage.La formation du témoin, tout comme son expérience pratique, seront considérées. Bien que l’une ou l’autre puisse suffire, un expert réellement convaincant bénéficiera généralement d’une formation et d’une expérience solides. Si tel n’est pas le cas, même si le tribunal accepte d’entendre le témoin, il risque d’accorder une importance moindre à son témoignage.LA FORCE PROBANTE DE SON OPINIONComme pour tout autre témoin, le tribunal devra évaluer la crédibilité de l’expert, particulièrement en présence d’opinions contradictoires. Le tribunal pourra notamment examiner le sérieux des démarches faites par l’expert. Il accordera davantage de crédibilité au témoignage de l’expert qui a constaté directement les faits ou les données pertinentes qu’à celui de l’expert qui ne fonde son avis que sur ce qui lui a été rapporté. Une opinion essentiellement théorique ou qui ne fait état que de principes sera également moins probante. Il est important que l’expert explique comment et pourquoi les faits particuliers du cas soumis permettent de tirer telle ou telle conclusion. De même, lorsque des écoles de pensées divergentes existent sur un point donné, le tribunal appréciera que l’expert les considère et explique pourquoi l’une d’elles devrait être favorisée dans la situation sous étude. Le dogmatisme, l’absence de justification et le rejet du revers de la main d’une approche reconnue seront généralement perçus négativement.Cette approche rejoint le fondement même du rôle de l’expert, qui est d’éclairer le tribunal d’une façon impartiale et objective. Le tribunal voudra s’assurer que l’expert conserve la distance et l’indépendance requises pour émettre une opinion crédible. Si le tribunal perçoit que l’expert a un parti pris ou « plaide la cause » de la partie qui a retenu ses services, sa crédibilité sera entachée. Ainsi, bien que recevable, le témoignage et la conduite de l’expert seront scrutés plus attentivement s’il est démontré, par exemple, que celui-ci est l’employé d’une partie ou qu’il s’est déjà prononcé sur des questions similaires.Bien que cette situation soit plus rare, le tribunal pourrait même refuser d’entendre le témoin s’il est convaincu qu’il ne pourra être impartial. Cela pourra notamment être le cas lorsque l’expert milite à titre personnel en faveur de la position défendue par l’une ou l’autre des parties ou qu’il a été personnellement partie à un litige semblable. L’animosité ou la proximité qui peut exister entre l’expert et l’une des parties jouera aussi en sa défaveur. À cet égard, il est indispensable que l’expert soit transparent envers la partie qui retient ses services.CONCLUSIONL’expert réellement utile sera celui dont la conduite peut être résumée par les trois mots suivants : compétence, rigueur, objectivité.VOUS AVEZ SIGNÉ UN CONTRAT DE SERVICE…AVEC UN EMPLOYÉ ! COMMENT BIEN QUALIFIER LA RELATION ENTRE LES PARTIES ET QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES D’UNE MAUVAISE QUALIFICATION ?Valérie Korozs et Martin BédardLa Cour d’appel du Québec a rendu récemment une décision d’intérêt sur ce sujet, dans l’affaire Bermex international inc. c. L’Agence du revenu du Québec1 (ci-après, l’affaire « bermex »).Rappelons que sans égard au fait que les parties aient qualifié leur entente de contrat de service ou d’entente avec un travailleur autonome, un tribunal n’est aucunement lié par une telle qualification.Les tribunaux ont élaboré certains critères pour analyser le statut juridique d’une personne afin de savoir si elle est salariée ou travailleur autonome. Parmi ces critères, le lien de subordination, à savoir si une personne effectue un travail sous la direction ou le contrôle d’une autre personne, a toujours été déterminant.Qu’en est-il lorsque la personne n’est pas à proprement parler « sous la direction ou le contrôle d’une autre personne »2 puisqu’elle dirige elle-même l’entreprise ? C’est la question à laquelle la Cour d’appel a eu à répondre dans l’affaire Bermex.Or, la Cour a appliqué un concept large du lien de subordination, en considérant le degré d’intégration du travailleur à l’entreprise, critère émanant de la common law.LES FAITSÀ la suite d’une vérification fiscale de quatre entreprises, l’Agence du revenu du Québec (l’« agence ») a conclu que M. Darveau, principal administrateur et dirigeant des entreprises, ne détenait pas le statut de travailleur autonome mais qu’il était plutôt un salarié. Par conséquent, l’Agence était d’avis que les honoraires de gestion versés à M. Darveau devaient être considérés comme des revenus d’emploi et, par conséquent, faisaient partie de la masse salariale des entreprises.Les quatre entreprises visées contestèrent les cotisations établies par l’Agence devant la Cour du Québec, mais sans succès.LA DÉCISION DE LA COUR D'APPELÀ l’instar du juge de première instance, la Cour d’appel conclut que l’intention des parties de convenir d’un contrat de service ne se dégageait pas clairement de la preuve au dossier.Le fait que M. Darveau était actionnaire des sociétés appelantes lui a permis une certaine liberté d’action qui donne l’impression qu’il agissait à titre de travailleur autonome. Il n’est pas surprenant qu’à titre de dirigeant, M. Darveau gérait son propre horaire, son travail, sa rémunération, non plus qu’il n’était pas directement sous la supervision d’une autre autorité. Cette liberté lui venait de son statut de dirigeant et non du contrat de service qu’il invoquait.La Cour d’appel met notamment l’accent sur le fait que ce sont les sociétés appelantes qui ont assumé tout risque de perte et qui ont tiré profit des activités : « Or, une entreprise n’assume pas les erreurs d’un consultant externe »3. M. Darveau n’apportait aucune « expertise nécessitant l’intervention d’une personne externe dans un domaine qu’il possède mieux que tout autre, il règle simplement les problèmes quotidiens de ses entreprises, comme il le reconnaît »4.CONCLUSIONSelon la tendance jurisprudentielle suivie par la Cour d’appel dans l’affaire Bermex, il faut tenir compte des critères que sont le contrôle, la propriété des outils, l’expectative de profits et les risques de pertes, ainsi que l’intégration dans l’entreprise dans la détermination du statut de travailleur autonome par opposition à celui d’employé.Une qualification erronée du contrat peut avoir des impacts financiers importants tant pour l’entreprise que pour l’individu concerné, tant au plan fiscal qu’en matière de droit du travail. Il est donc essentiel de procéder à une bonne analyse du statut réel de la personne en cause avant le début de la relation contractuelle._________________________________________1 2013 QCCA 1379.2 Article 2085 du Code civil du Québec.3 Par. 59 de l’arrêt de la Cour d’appel.4 Par. 60 de l’arrêt de la Cour d’appel.APPLICATION DE LA RGAÉ À UNE OPÉRATION DE « NETTOYAGE » DE DETTES TRANSFRONTALIÈRES : DÉCISION PIÈCES AUTOMOBILES LECAVALIER INC.Éric GélinasLa Cour canadienne de l’impôt a récemment rendu une décision traitant de l’application de la règle générale anti-évitement (« RGAÉ ») dans un contexte d’élimination d’une créance transfrontalière entre Greenleaf Canada Acquisitions Inc. (« Greenleaf ») et Ford US, sa société mère américaine, préalablement à la vente des actions de Greenleaf, société débitrice de la créance, à un tiers. En l’espèce, Ford US a souscrit des actions additionnelles de Greenleaf, laquelle a utilisé le produit de souscription pour rembourser sa dette envers Ford US.Les opérations en cause visaient à éviter l’application de l’article 80 de la Loi de l’impôt sur le revenu (« LIR ») lors d’une remise d’une portion de la dette. Sans l’opération de remboursement de la dette, les règles relatives au remisage de dettes contenues aux paragraphes 80.01(6) à (8) LIR auraient fait en sorte que l’article 80 LIR se serait appliqué de façon à réduire les attributs fiscaux de Greenleaf et même inclure dans son revenu la portion du « montant remis » n’ayant pas été « absorbée ».Le ministre du Revenu national (« Ministre ») était d’avis que la RGAÉ s’appliquait à l’opération de « nettoyage » de la dette de sorte que Greenleaf devait réaliser un gain sur règlement de dette de 15 M$. Les attributs fiscaux de Greenleaf ont été réduits en conséquence et certains ajustements au revenu imposable ont été effectués en vertu de l’article 80 LIR.ANALYSE DE LA COURD’entrée de jeu, le contribuable a reconnu que les opérations lui avaient procuré un avantage fiscal, soit la préservation des attributs fiscaux de Greenleaf par l’évitement des dispositions de l’article 80 LIR.Quant à savoir si elles constituaient des « opérations d’évitement », le contribuable a tenté, notamment par le témoignage de l’expert comptable, de faire la preuve qu’elles avaient été effectuées uniquement pour des fins fiscales et comptables américaines, de sorte qu’elles avaient des objets véritables non-fiscaux et qu’il ne s’agissait donc pas d’opérations d’évitement. La Cour n’a pas retenu ce témoignage étant donné qu’il s’agissait de ouï-dire. De plus, la Cour a adopté la doctrine d’inférence négative, car aucun représentant de Ford US n’a témoigné et que les témoignages fournis ont été jugés non crédibles.En ce qui concerne la question de l’abus, la Cour a retenu la prétention du Ministre suivant laquelle les opérations de nettoyage de la dette étaient abusives puisqu’elles visaient à contourner l’objet et l’esprit de l’article 80 LIR : si la créance n’avait pas été remboursée en utilisant le produit de souscription, les règles sur le remisage de dette auraient été applicables de sorte que les attributs fiscaux de Greenleaf auraient été réduits selon l’article 80 LIR.CONCLUSIONCette décision est particulièrement importante dans un contexte de réorganisation de créance dans un groupe de sociétés. Le type d’opération dont il est question dans la décision sous étude est couramment utilisé. Les praticiens devront donc porter une attention particulière aux impacts fiscaux d’une telle opération. Lorsque cela est possible, il sera évidemment préférable de simplement convertir une créance en actions de la société débitrice dans la mesure où l’alinéa 80(2)g) LIR peut s’appliquer et faire en sorte qu’aucun montant remis ne résultera de la conversion.