Importance du risque financier réel dans le rappel du prêt à demande : une Cour d’appel partagée

Dans une décision récente1, la Cour d’appel du Québec a condamné une banque à payer la somme totale De 26,8 millions de dollars en dommages-intérêts en raison de la conduite abusive de l’institution financière. La Cour a jugé que cette conduite constituait un abus de droit au motif que le risque financier de la Banque était pratiquement nul si elle ne rappelait pas immédiatement son prêt face au défaut de l’emprunteur.

1Banque de Montréal c. TMI-Éducaction.com inc. (Syndic de), 2014 Qcca 1431 (ci-après « Éducaction »).

Les Faits 

Les faits importants sont les suivants :

  • La Banque agit comme banquier pour Multipartn’r qui acquiert Learnix afin de développer une plateforme informatique de cyberapprentissage. Éducaction entre alors en jeu en agissant comme investisseur. Cette dernière veut scinder l’entreprise afin de ne conserver que la portion Learnix de celle-ci. Cette scission nécessite l’accord de BMO qui le donne volontiers.
  • La Banque consent à Éducaction une marge de crédit garantie par une hypothèque mobilière sur les comptes débiteurs de celle-ci. Selon l’entente de crédit, Éducaction s’engage à respecter certains ratios. Il est à noter que durant les négociations ayant mené à l’entente de crédit, la Banque avait insisté pour qu’Éducaction paie la dette résiduelle de Multipartn’r ce qu’Éducaction avait refusé de faire.
  • Tout juste avant le premier appel public à l’épargne d’Éducaction, lequel était vital pour la survie de l’entreprise, la Banque envoie à Éducaction une lettre de défaut exigeant le remboursement des sommes consenties sur la marge en invoquant le non-respect des ratios établis dans l’entente de crédit.
  • La Banque envoie ensuite un avis d’intention à Éducaction relativement à l’exercice de ses garanties et lui retire, par la même occasion, son soutien financier, ce qui force Éducaction à se mettre sous la protection de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité.
  • À l’occasion d’une assemblée des créanciers d’Éducaction, ceux-ci votent en faveur d’une proposition de relance de l’entreprise, la Banque réclame alors le paiement de la créance de Multipartn’r par Éducaction.

Éducaction prétend que la Banque a abusé de ses droits en rappelant son prêt puis en exigeant le paiement de cette créance.

Le jugement de la Cour d’appel

Afin de déterminer si la Banque avait abusé de ses droits en rappelant le prêt, la Cour analyse si la décision de rappeler le prêt était fondée sur « des craintes sérieuses de pertes financières pour BMO ou (si elle était) plutôt le fruit de décisions déraisonnables de la part de ses représentants. »2

La Cour décide que la Banque a utilisé une stratégie occulte en faisant preuve de tolérance devant le défaut d’Éducaction de respecter les ratios comme levier pour réclamer, « au moment jugé opportun », le remboursement de la dette de Multipartn’r. Or, Éducaction n’avait jamais cautionné cette dette.

Pour mettre en évidence la « stratégie occulte » de la Banque, la Cour confirme l’analyse du tribunal de première instance afin d’établir si la décision de rappeler le prêt était fondée sur des « facteurs économiques raisonnables », concept dégagé de la jurisprudence en semblable matière. La Cour étudie les facteurs suivants:

  • la situation financière d’Éducaction;
  • le défaut des emprunteurs de respecter leurs obligations;
  • la valeur des garanties que la Banque détient; et
  • le risque financier réel encouru par la Banque.

La Cour cite également certains passages des interrogatoires des représentants de la Banque afin de mettre en évidence que ceux-ci ne considéraient pas la créance de la Banque comme étant en péril étant donné la valeur des garanties dont disposait la Banque sur les comptes débiteurs d’Éducaction.

Commentaires

Avant même de déterminer si la décision de rappeler le prêt était fondée sur des facteurs économiques raisonnables, il faut déterminer si la Banque a renoncé à ses droits de rappeler le prêt en attendant aussi longtemps pour envoyer la lettre de défaut alors qu’Éducaction n’avait pas respecté les ratios établis dans l’entente de crédit de façon persistante. Selon un principe établi par la jurisprudence, appliqué précédemment par la Cour d’appel, lorsqu’il y a une preuve établissant que la Banque a fait montre de tolérance face au défaut de son débiteur, elle est présumée avoir renoncé à son droit d’invoquer ce défaut lors du rappel du prêt ou de l’exercice de ses garanties. Bien que la Cour ne soulève pas nommément cette règle en l’espèce, elle déduit des faits que la tolérance dont a fait preuve la Banque est le fruit de la stratégie occulte mise sur pied par celle-ci au tout début de sa relation contractuelle avec Éducaction. La décision Éducaction est donc une forme d’application du principe évoqué ci-dessus.

Par ailleurs, la Cour suprême du Canada a établi, dans l’affaire Houle3, que la bonne foi doit dicter les relations contractuelles des banques avec leurs clients. Ce principe est maintenant codifié aux articles 6, 7 et 1375 c.c.q. La Cour suprême y avait établi un test en deux étapes afin de déterminer s’il y a eu abus de droit ou non. Les questions à se poser sont donc les suivantes :

  1. La décision de rappeler le prêt était-elle fondée sur des facteurs économiques raisonnables ?
  2. La Banque a-t-elle donné à son débiteur un délai raisonnable pour remédier aux défauts et respecter ses obligations avant d’exercer ses droits ?

Ces critères étant cumulatifs, la question du délai n’est pas abordée par les tribunaux puisqu’ils fondent leurs décisions sur une réponse négative à la première question.

Selon la jurisprudence, le risque financier des banques ne devrait pas être pris en compte dans l’évaluation du caractère raisonnable de la décision de l’institution financière de rappeler son prêt. De plus, le prêt à demande peut être rappelé, peu importe la valeur des garanties qui lui sont associées. La Cour mentionne qu’adopter une autre position équivaudrait à réécrire les termes de la convention de prêt, affectant ainsi la stabilité des relations contractuelles. À cet égard, la Cour s’écarte de ce critère puisqu’elle établit que la valeur des garanties rend pratiquement nul le risque financier réel de la Banque. La décision Éducaction, ne tient pas compte non plus de l’application de la Business Judgement Rule qui établit que les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans les affaires d’une société en décidant du caractère raisonnable d’une décision d’affaires.

Ce jugement impose un important fardeau sur les institutions financières. Celles-ci devraient maintenant non seulement évaluer l’ensemble des circonstances et facteurs économiques entourant le défaut de l’emprunteur avant de rappeler le prêt, mais également l’impact économique que le rappel faiblement motivé de ce prêt pourrait entraîner.

Cette décision semble être une véritable contradiction au sein de la jurisprudence au sujet de la notion de « risque réel » et de son application à la détermination de l’existence d’un abus de droit. Cependant, nous croyons que la raison principale qui a poussé la Banque à rappeler le prêt, soit d’obtenir le remboursement de la dette d’une tierce partie à la convention de prêt, est au centre du litige et permet de distinguer cette décision du courant traditionnel établit par l’arrêt Houle.

Sources utiles :

Vicply inc. c. Banque royale du Canada,
1996 CanLII 5730 (QC CA).


Abdelnour c. Banque Hongkong du Canada,
2006 QCCA 1348.


Backman c. Canadian Imperial Bank of Commerce,
2004 CanLII 7273 (QC CA).


Matériaux Inter-Québec inc. c. Caisse populaire du Grand-Coteau,
2011 QCCA 603.


Caisse Desjardins Nativité d’Hochelaga c. 2865-8631 Québec Inc.,
REJB 1999-16000 (C.S.).


Ronsco inc. c. Banque HSBC Canada,
2012 QCCS 3120
(appel rejeté Ronsco inc. c. Banque HSBC Canada, QCCA 680).


Fier Succès c. Caisse populaire Desjardins de Hauterive,
2012 QCCA 1360
(requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada rejetée).

_________________________________________
2 TMI-Éducaction.com inc. (Syndic de), 2012 Qccs 3096, par. 173.
3 Houle c. Banque Nationale du Canada, [1990] 3 r.c.s. 122, eyB 1990-67829 (c.s.c.).

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